LE LIVRE DES SEPTANTE
XXXXXXX
Amoureux des fleurs, des livres et des images, de la montagne et des formes, l’auteur avait simplement pour projet de rendre compte, jour après jour, de l’année 2020 qui le conduisait à ses soixante-dix ans. Mais la crise sanitaire du coronavirus, événement de portée mondiale, et de nouveaux attentats terroristes se sont immiscés dans cette relation d’une façon inattendue. Ils ont brutalement modifié la nature même de la partition en accompagnant de fait cette mélodie personnelle d’une basse tragique, en soulignant cruellement la fragilité de notre existence et le caractère unique de nos expériences.
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1er – 2 janvier 2020
Oui, n’importe quel livre pouvait réordonner le monde, quoi qu’on y raconte,
l’essentiel était l’existence prouvée de l’ordre de la langue, la possibilité des mots et de l’inventaire. C’était cela le plus urgent.
Kamel Daoud, Zabor ou les Psaumes.
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Ce qui n’a jamais été dit ainsi n’a jamais été dit.
Julien Gracq, Nœuds de vie.
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3 janvier
Tous les livres que j’ai possédés, que je possède encore sont ce que je suis. J’ai une âme de papier, depuis toujours, mais une âme de papier froissé. Elle n’en est pas moins sensible. Cette boule tient dans le creux de la main. Elle ne vole ni ne roule. Elle ne peut que brûler.
4 janvier
L’écriture est certainement une sécrétion de notre corps née du secret de notre complexion.
L’Origine du monde de Courbet est le résultat d’un coup de sabre qui partage en deux notre imaginaire, fascination et répulsion, de l’intime de la vie à l’ultime de la mort.
5 janvier
Roberto Juarroz (1925-1995) est le seul écrivain, le seul poète dont j’ai voulu lire toute l’œuvre sans exception et si possible en édition originale française puisque je ne lis pas l’espagnol. Lire toute l’œuvre absolument dès la découverte de son recueil Nouvelle poésie verticale, traduction de Roger Munier (Paris, Lettres vives, 1984) :
La parole accompagne l’homme / comme l’aboiement le chien / ou l’arôme la fleur. / Mais le silence, qui accompagne-t-il ?/ Et qui l’absence ?/ Et qui le vide ? (NPV, 30).
Un mot est encore l’homme. / Deux mots sont déjà l’abîme. / Un mot peut ouvrir une porte. / Deux mots l’effacent. (Poésie verticale, VII, 9).
Mais aussi, et plus encore :
Si le plus haut consiste / à n’être pas ce qu’on est, / en quel singulier espace / doit-on se séparer de soi-même ? (NPV, 41).
Roberto Juarroz, poète argentin, est pour moi le plus grand poète du XXe siècle et du début du XXIème. Toutes langues confondues même si je n’ai pas la prétention de connaître tous les écrivains, tous les poètes estimables de sa génération et de celles qui suivent. Son œuvre et sa voix sont uniques. La voie qu’il a ouverte est unique aussi. Il nous sort du lyrico-descriptif pour passer à la vitesse supérieure où poésie et pensée nouent dans le langage une relation détonante, abstraite certainement, mais toujours en prise d’une façon ou d’une autre sur le « réel » qui déborde le langage, qui lui-même nous déborde. Gerbes de nouveaux circuits de la pensée sur les ruines de nos anciennes certitudes. Naissance d’une nouvelle métrique de la pensée-image.
6 janvier
In floribus natura est maxima (Pline). « La nature n’est nulle part aussi grande que dans les fleurs ». Citation extraite du Dictionnaire raisonné universel d’histoire naturelle de Valmont de Bomare (1776). Citation à la fin de l’entrée « Fleur », dans la dernière partie intitulée Réflexions sur les fleurs, & leur utilité. J’écris ces mots en sentant les effluves que dégage une belle jacinthe bleue déposée à ma gauche, près de la fenêtre. En pleine floraison. Mais pour combien de temps. Anniversaire de notre Petite Clémence, deux ans aujourd’hui. Déjà. Toute la famille s’emploie à aimer et à protéger cette autre petite fleur, pas plus haute encore qu’un in-folio, mais si éveillée. Si elle pouvait apprendre à jouer du piano et aimer jouer. Je n’ai pas encore réussi à trouver les références exactes de la citation de Pline. J’ai consulté l’Histoire naturelle, XXI, 1, sans résultats, sauf erreur de ma part. Mais il est fort possible que ce soit déjà le résumé de sa pensée qui figure au début de ce texte et non une citation en bonne et due forme. Quoi qu’il en soit, cette citation, même forgée, est très belle et elle me convient. Elle touche juste, dans l’esprit de la fin de l’article.
7 janvier Mercredi
La jacinthe est sans pourquoi. La bleue comme la rose que j’ai laissée au salon. La rose, la fleur, n’est pas encore de saison. Où se séparer de soi-même, sinon dans la poésie ? Pour accéder, peut-être, à une forme de conscience supérieure évoluant dans le paradoxe. C’est-à-dire dans l’écriture. La spirale de l’écriture. Se détacher de soi pour accéder à soi. Passer à travers le filtre des signes, le philtre des signes. Quant à savoir si l’opération est efficace, si la magie opère, bien qu’il ne s’agisse pas de magie mais bien d’homophonie…
Proust. « A vrai dire, les événements d’une vie ne présentent aucun intérêt car ils sont contingents pour le savant et pour l’artiste, dépourvus du sentiment qui en fait la poésie ». Un beau déni. L’événement, l’avènement de la poésie elle-même dans une vie d’homme peuvent-ils être dépourvus du sentiment qui en facilite l’apparition et en nourrit la croissance ?
Tenir bon. De la fiction au réel ou viser vers ça ? Les marges d’un livre sont le halo visible du blanc mystère qui entoure à jamais la création littéraire et sa destination, son aura typographique. Seuls les repentirs de l’un et les commentaires, avisés ou non des autres, peuvent les remplir. Lorsque les marges du livre sont pleines, de nouvelles ailes lui poussent.
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16 janvier
Renaud Camus. « L’histoire est l’ailleurs du temps, comme la littérature est l’ailleurs du sens. Plus exactement elles sont la conscience que le temps ni le sens ne sont tout à fait là, qu’ils sont à la fois ailleurs et là, que l’ailleurs est au cœur de l’ici, au cœur du sens, au centre du temps ; que l’étrangèreté est le mode par excellence de la présence, notre façon la plus essentielle d’être là ».
Quel songe devient song où la lettre a roulé ? Non pas comme le rocher de Sisyphe car alors le song se transformerait vite en lamento funèbre, lamento sans fin depuis l’aurore de l’humanité, depuis le moment où le bipède donne à ses morts une sépulture. Song, soit un chant, mais dans une autre langue. Ce song est la mère de tous les signes si loin de faire sens. De fait, faire sans. La portée est sans commune mesure avec ce que nous imaginons pouvoir dessiner dessus. Le songe n’est heureusement pas à l’échelle de celui qui le produit et le song le dépasse encore infiniment.
Le 30 décembre dernier – le jour de mon anniversaire, 69 ans – Alix et moi avons planté dans notre petite prairie le sapin de Noël, le sapin décoré pour la soirée de Noël passée en famille.
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19 janvier L’imparti d’une île
Le moindre des objets, même déchu, endommagé, a le don de me faire rêver. L’été dernier, nous avons profité de notre séjour à Inzinzac-Lochrist (Morbihan) pour faire une escapade maritime à l’île de Groix. En nous promenant sur une plage où alternaient sable et rochers je découvris un plomb de pêche (« bombe » de 150 gr.) coincé entre deux rochers et surtout, dans un autre endroit encombré de différentes minuscules épaves, un bouchon mécanique en céramique libéré de sa ferraille articulée. Les mentions imprimées portées dessus, quoique en partie effacées, restent néanmoins à peu près lisibles : « Amore Tonnerre – Ile de Groix ». Bouchon de limonadier fabricant ou cafetier ou peut-être les deux. En voulant en savoir plus sur le nom pour identifier (éventuellement) cette personne, j’ai appris que ce patronyme était le plus répandu dans l’île et qu’il dérivait « de Donnerc’h, nom de guerrier qui apparaît dans le cartulaire de Quimperlé sous la forme Duerneth… » (site web « Histoire de l’île de Groix »). Ce nom de famille peu populaire est cité dans un ouvrage de C. Robert-Muller de la façon suivante, en 1937 : « [Les pêcheurs] se marient entre eux, si bien qu’ils s’appellent tous, aux exceptions près, Tonnerre, nom qui ne se trouve qu’à Groix, Gorronc, Gouronc… ». Je passe donc du bouchon de porcelaine au cartulaire de l’abbaye Sainte-Croix de Quimperlé, manuscrit du XIIe siècle conservé à la British Library à Londres, source majeure de l’histoire de Bretagne pour le Moyen Age. Raccourci, pour moi, plutôt saisissant, du guerrier médiéval au pêcheur ou au limonadier. J’aime beaucoup ces voies détournées de la connaissance. Si je connaissais Les Manuscrits enluminés des comtes et ducs de Savoie (Umberto Allemandi, 1992), je ne savais rien sur le cartulaire de Quimperlé. J’en sais un petit peu plus après cette trouvaille. Quant à la bombe en plomb, sa perte a certainement dû provoquer la rogne du pêcheur malchanceux ou malhabile. Toute l’histoire de l’île (ou presque !) à travers ces deux petites épaves abandonnées à la marée.
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26 janvier
Le second souffle. Le sommet du Mont Blanc est l’étoile polaire de mon ciel, la pointe de la flèche de ma boussole, le style du cadran de mon horloge intime, ce sommet que je n’ai jamais gravi et encore moins foulé – mais a-t-on jamais marché sur la Petite Ourse ? – il suffit qu’il montre la direction. Ce Mont Blanc au centre de mon espace temporel, mental, géographique, ce mont, j’en ai fait plusieurs fois le tour, nomade de la montagne que je suis, digne descendant de mes ancêtres bergers. Mais aujourd’hui, à la poursuite de quel troupeau dont les cloches sonnent clair sur la pelouse froissée ? Le troupeau en poil, en laine, en chair et en os s’est fondu dans la brume du temps docile ou mauvais, la marche, elle, épuisante ou passionnée, demeure. La blancheur du dôme éclate dans le ciel transparent d’un jour d’été, ce feu né de la neige et de la glace consume le froid en lumière, attire le regard autant qu’il l’éloigne. Le bruit assourdissant des chaussures butte sur les cailloux du sentier creusé dans la fraîcheur de l’alpage qui déborde de rosée, les rayons qui se lèvent soulignent et dégagent de la vapeur tiges et fleurs, il n’existe rien entre le poids de mes pieds et les pulsations au niveau de mes tempes, le reste de mon corps à la fois souple et tendu dans l’effort disparaît du volume des sensations physiques pour laisser la place aux seules perceptions olfactives, visuelles, auditives… Ma respiration régulière a le mouvement pendulaire du « second souffle », celui qu’on atteint dans la course de moyenne et longue distance, quand l’échauffement progressif amène à la pleine puissance métronomique de son rythme, là où l’effort est calculé en fonction de ce qui reste à parcourir. Mais l’existence a-t-elle jamais permis la naissance d’un second souffle ? A peine la sueur déborde-t-elle de nos tempes et de nos joues qu’il faut penser à tomber son petit sac à dos et nos illusions, jusqu’aux objets les plus virtuels, la pensée qui dégouline en lettres salées.
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29 janvier
Crise politique et sociale au sujet de la réforme des retraites, manifestations, violences. Maintenant la diffusion du coronavirus depuis la Chine. Il ne manque plus qu’une nouvelle catastrophe naturelle ou environnementale ou un attentat terroriste en prime pour couronner le tout. L’atmosphère est toujours irrespirable. J’essaye de prendre de la distance mais en tout nous sommes toujours tous concernés. Pas de la même façon, certes. Mais il s’agit de notre vie au quotidien présent et à venir. C’est la gangue qui depuis le début enserre mes notes, cette exigence intime qui excède mes repères, de l’ouvré à l’ouvert. L’ouvré acquiesce ou postule, l’ouvroir livre sa pratique, seul l’ouvert est famine. Ma pensée s’exprime et de prisme en prisme j’aimerais qu’elle s’arcencièle malgré les nuages qui continuent de s’amonceler. Grâce aux mots qui sont les seuls effets spéciaux de l’énigme son et image de notre langue en partage.
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1er février
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Le Grand Paon de nuit est considéré comme le plus grand papillon d’Europe. L’Atlas (Atlas Atlas), originaire d’Asie, le plus grand papillon du monde. Respectivement 10 à 20 cm d’envergure pour le premier, 20 à 30 cm pour le second. Comment les deux plus beaux papillons du monde peuvent-ils être de nuit ? Pour échapper aux prédateurs, notamment l’homme, espèce notoirement nuisible sur de nombreux fronts ? C’est triste rien que d’y penser. Mais sans même penser aux nuisances de l’homme, le caractère nocturne de leur existence intrigue. Comment une telle beauté peut-elle être réservée à la nuit ? Quoi qu’il en soit, les deux planches gravées et peintes à la main du recueil du Dictionnaire pittoresque d’histoire naturelle déjà cité sont magnifiques (planches 651 et 652). Je les contemple dans la nuit en rêvant à ces êtres singuliers, en rêvant aussi à ces artistes inconnues - la plupart étaient des femmes – qui ont mis leur habileté et leur talent au service de ces belles reproductions. Ce qui était possible dans la première moitié du XIXe siècle ne l’est évidemment plus aujourd’hui. Pour la finesse et la beauté d’exécution on ne peut pas ne pas penser aux panneaux du peintre flamand Jan van Kessel (1626-1679). On peut même remonter aux marges des manuscrits de la fin du Moyen Age où fleurs et insectes divers accompagnaient le texte calligraphié avec soin en l’honneur de la Vierge ou d’un grand personnage. Ces peintures de l’âge dit « industriel » sont à la hauteur des plus belles réalisations « artistiques » plus anciennes. Où naturalisme et mimesis fusionnent pour la plus grande joie de nos yeux. Où les êtres ainsi sont beaux d’être ce qu’ils sont, même invisibles dans la nuit.
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19 février ALEBRIJE ! ALEBRIJE !
Jusqu’à aujourd’hui je ne savais pas ce qu’est un « alebrije ». Je me doutais que cette sculpture d’art populaire pouvait avoir une origine mexicaine en raison du cactus qui est représenté sur un des flancs de l’objet. Une intuition qui s’est révélée juste après quelques recherches sur internet. Je pense en effet ne pas me tromper mais il faudra néanmoins que je trouve un autre mode de certification pour être sûr à 100 pour 100. Cette réserve faite, l’objet conserve tout son intérêt. Il s’agit d’un poisson sculpté dans une planche de bois de 50 cm de long et de 13 cm de haut. Si l’on dispose la sculpture de sorte que la queue soit à gauche et la tête à droite, on remarque sur ce flanc strié et multicolore deux couples de danseurs gravés de façon « naïve » et très stylisée, l’un dansant sûrement le tango, l’autre manifestement le rock’n roll. Si l’on retourne le poisson dans l’autre sens, c’est un cactus aux branches multiples qui recouvre la surface, elle aussi striée et multicolore. La sculpture est tout à fait stable car la planche a 4 cm dans sa plus grande épaisseur. Les couleurs sont vives et disposées de façon habile : bleu turquoise pour la tête, vermillon pour les nageoires et la queue, le vert, le jaune, le rose, le blanc et le noir enfin sont disposés de manière à mettre en relief la scène de danse et le motif végétal, le tout sur un fond géométrique et strié.
La mode des vêtements portés par les danseurs permet vraisemblablement de dater l’objet qui paraît relativement ancien. Pantalons à pattes d’éléphant pour les hommes, jupes trapèze pour les femmes, sweat à col roulé pour les deux, tous ces éléments nous ramènent aux années 60 – 70 du siècle dernier. L’état de l’objet incline réellement à penser qu’il peut avoir effectivement une cinquantaine d’années.
« Alebrije » est un mot forgé qui paraît réunir « Alegria » = la joie, « Bruja » = sorcière, « Embrije » = application d’un colorant naturel de couleur rouge. Une alliance de trois mots à la fois réunis et condensés en « alebrije ». Cette explication paraît plausible en raison des caractères fantastique et coloré de ces sculptures variées où animaux réels ou imaginaires sont nombreux.
Ce qui est curieux c’est que cet art populaire et coloré est récent. Son inventeur est Pedro Linares (1906 – 1992), cartonnier de son état dans la ville de Mexico. Ce cartonnier réalisait déjà pièces et figurines en carton pour Diego Riviera et Frida Kahlo. Tombé un jour gravement malade, il souffrit de délires et d’hallucinations sous formes d’animaux fantastiques qui criaient ensemble « alebrije ». Une fois guéri il décida de réaliser ces créatures d’abord en carton, puis en bois. Ses œuvres connurent un grand succès, tant au niveau national qu’international, avec de nombreuses expositions.
Ces premières sculptures apparurent en 1936. Un atelier familial perpétue cette tradition encore de nos jours. Ces réalisations étant tombées dans le domaine public, d’autres artistes-artisans développent leurs propres figures. Il est finalement assez étonnant de voir ainsi un art populaire créé de toutes pièces par un homme habile et inventif qui mit au point une tradition relayée et toujours enrichie aujourd’hui. De quelles mains notre alebrije sort-il ? En quel bois a-t-il été sculpté ? Est-il en bois de copal (Bursera glabrifolia), espèce d’arbre mexicain originaire du centre du Mexique, largement utilisé pour cet art populaire ? Ces questions resteront vraisemblablement sans réponses. Quoi qu’il en soit cet objet se rattache à cette tradition originale, colorée et ludique. C’est une « baleine » de fantaisie où nature, culture et art populaire se rejoignent ; elle me plaît beaucoup.
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16 mars
Longue et grave allocution ce soir du président qui déclare le pays en état de guerre avec le coronavirus. Le confinement est annoncé pour au moins quinze jours. J’ai fait les courses ce matin au centre commercial. Il n’y avait pas de panique, mais beaucoup de monde pour un lundi matin. Je crois que tout le monde avait la même pensée en tête.
Les fleurs de notre petit magnolia stellata continuent de s’ouvrir et forment maintenant de belles étoiles blanches qui frissonnent au vent. Un peu de ciel sur la terre, en plein jour, sous le soleil qui ne dispense pas encore beaucoup de chaleur. J’ai reçu aujourd’hui le livre commandé, Textes et documents inédits d’Auguste Valensin (Aubier). J’ai ainsi pu terminer dans l’après-midi mon article sur le billet de l’auteur en profitant des informations importantes que j’ai pu relever pour la période qui m’intéresse. Je le posterai vraisemblablement demain après relecture. (Le livre n’était pas coupé, depuis 1961, mais un livre finit toujours par trouver son lecteur).
J’avais à peine terminé ces notes (23h 54) que j’ai reçu le SMS suivant : « Alerte COVID-19. Le Président de la République a annoncé des règles strictes que vous devez impérativement respecter pour lutter contre la propagation du virus et sauver des vies. Les sorties sont autorisées avec attestation et uniquement pour votre travail, si vous ne pouvez pas télétravailler, votre santé ou vos courses essentielles. Toutes les informations sur www.gouvernement.fr ». Voilà qui est clair. Nous sommes vraiment en état de guerre. Espérons que cela pourra porter rapidement ses fruits.
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19 mars
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La non-exposition d’une œuvre d’art, nouveau type de performance inventé par Marcel Duchamp.
« Boîte-en-catalogue, Le Mille et unième Item, 1912 – 2012, d’après Marcel Duchamp. Le scandaleux Mille et unième Item ou Le Premier anniversaire de la non-exposition du Nu descendant l’escalier ».
J’ai évoqué cet événement comme l’inauguration d’un incident original où un artiste pouvait silencieusement – d’abord – faire de la non-exposition de son œuvre une performance artistique. Ce qui au départ aurait pu être un incident de parcours banal et vite oublié pour un peintre au début de sa « carrière » fut néanmoins confirmé dans son importance et dignement réactivé par un autre incident du même type cinq ans plus tard avec la non-exposition de la Fontaine (l’urinoir détourné) en 1917 à New York. Ces incidents doivent aujourd’hui être envisagés sous le même angle de la performance voulue et assumée – ensuite – par son auteur. Marcel Duchamp est donc bien le premier artiste à faire de la non-exposition d’une œuvre une performance artistique d’un nouveau genre.
Boîte-en-catalogue est un hommage que j’ai voulu rendre au peintre novateur. Elle n’est ni un pastiche ni un plagiat. Le Mille unième Item (ou Boîte-en-catalogue) est un artefact d’un admirateur de l’œuvre, l’aboutissement d’une intuition. Boîte de conservation et lieu d’exposition de son contenu en forme de clin d’œil échelle 1 : 1. Le tout figure l’instant unique mais durable, étrange et paradoxal, où une œuvre picturale annoncée mais absente fait néanmoins son « entrée » analogique, graphique et donc visible dans le n° 1001 du catalogue imprimé, bien présent, lui. Boîte-en-catalogue, avec la mise en scène du livre et de la page où le fameux titre est reproduit, met en scène le retard en peinture pris à la lettre du Mille et unième Item. Ce retard mis sous les yeux des regardeurs parisiens du 20 mars au 16 mai 1912 ne sera rattrapé qu’en mai à Barcelone puis de nouveau en octobre à Paris, au Salon de la Section d’or, salon bien nommé quand on sait que le n° 1001 est un nombre figuré pentagonal en relation directe avec le nombre d’or et l’étoile à cinq branches comme je l’ai montré. Le hasard fait-il trop bien les choses ?
Ce retard – concept inventé par le peintre lui-même – sera encore rattrapé, mais d’une façon définitive et explosive lors de l’exposition (« l’explosition » ?) montée à l’Armory show de New York, en 1913, comme si l’énergie encore retenue et accumulée par ce retard initial devait à toute force se libérer avec les conséquences que l’on sait. L’artiste recevra la considération qu’il n’avait pu obtenir dans son propre pays. (Hommage à M. D. : Boîte au couvercle à rabat de 21, 2 cm de hauteur, 13, 8 cm de largeur et 4 cm de profondeur contenant un exemplaire du livre Société des artistes indépendants, catalogue de la 28e exposition 1912 (Paris, 1912), accompagné d’une reproduction du tableau Nu descendant l’escalier n°2).
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30 mars Lundi
…… Je voudrais parler d’un très gros livre dont les planches gravées sur cuivre m’ont fasciné. En assez mauvais état, ce livre m’a demandé beaucoup d’heures de travail pour le sauver. C’est un très gros in-folio, le plus gros livre que je possède (44, 5 x 28 cm). Son titre est le suivant : Traité de la coupe des pierres, de Jean-Baptiste de La Rue, publié à Paris en 1764 chez Charles-Antoine Jombert. Livre écrit pour les architectes et les bâtisseurs, très technique. Si sa lecture en est difficile pour les non-spécialistes, on peut en revanche en admirer les planches, souvent dépliantes, ce que j’ai fait. « Ses planches sont d’une qualité remarquable. Monge les utilisera d’ailleurs directement dans ses cours d’application de la géométrie descriptive à la taille des pierres ». Les représentations axonométriques des différents sujets abordés sont étonnantes et l’on mesure en les regardant le travail accompli par les dessinateurs et les graveurs (les logiciel en 3 D n’existaient pas…). Citons, parmi bien d’autres exemples : « L’arrière voussure de St Antoine en plein cintre par derrière et quarrée devant » (p. 34), « l’arc de cloistre barlong » (p. 48) ou encore « la vis St Gilles ronde » (p. 134), « ainsi appellée à cause de l’escalier à vis du prieuré de Saint Gilles en Languedoc » où les principes de l’architecture conduisent mon esprit et ma rêverie bien au-delà des remarquables profils, lignes et tracés évocateurs d’une appréhension du monde qui m’échappe. (Un Traité de stéréotomie imprimé à la suite aborde les problèmes des sections planes de la sphère, du cylindre et du cône).
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3 avril
J’ai commencé il y a quelques jours Un été dans le Sahara d’Eugène Fromentin. Je vais cheminer dans le désert du confinement comme le voyageur va s’avancer pas à pas dans le Sahara, au rythme lent de la caravane. Me frappe d’abord le fait que ce récit de voyage a été publié en 1857, l’année de la parution des Fleurs du mal de Baudelaire. Deux expériences qui semblent bien éloignées l’une de l’autre mais où les deux auteurs, chacun avec son génie propre, vont nous faire part des étapes de son voyage. Je connais par ailleurs les Ecrits sur le sable d’Isabelle Eberhardt (récits, notes, journaliers) que j’ai lus longtemps après notre périple de deux ans en Algérie (1979 – 1981). Je veux simplement rappeler, ce soir, cette phrase extraite de son Troisième journalier, à la date du 23 juillet 1901 : « Il faut, coûte que coûte, faire le bien et conserver le culte de la beauté, la seule chose qui rende la vie digne d’être vécue ». A chacun la traversée de son désert pour accéder à ce que l’on pouvait encore nommer, au tout début du XXe siècle, sans rire, la beauté.
Hélène nous envoie régulièrement des photos de Petite Clémence soit en train de jouer, soit en train de manger… Ces envois nous consolent et nous rassurent. Elle nous a fait parvenir aussi un montage photo assez drôle, trouvé sur le web, qui représente un chat dubitatif avec la légende suivante : « 17e jour de quarantaine : mon chat essaie toujours de comprendre pourquoi je suis encore chez lui après 8 heures du matin ». Il vaut peut-être mieux qu’il n’accède pas à cette compréhension car il aurait trop peur pour nous, pauvres humains. En effet, nous n’avons qu’une seule vie, alors que lui en possède neuf.
Nos livres et nos images sont les ressources qui vont nous permettre de traverser le désert du confinement. La musique aussi. Coloris et typographie sont les deux mamelles de la beauté imaginaire qui me hante.
4 avril
Beautés imaginées ou beautés imaginaires ? La beauté imaginée à un moment ou à un autre par un artiste ou par chacun d’entre nous n’est peut-être que l’une des mille et une facettes de cette beauté imaginaire fantasmée autrement appelée désir. Une forme belle est celle qui répond le mieux à notre désir d’épanouissement et de dépassement. Souveraine dans sa conception et accessible à nos sens. Pour que le regardeur fasse le tableau il faut qu’il en valide les résonances, celles qu’il est susceptible de déclencher en lui, selon son ou ses désirs. La beauté, « harmonieuse » ou « dissonante », répond ou ne répond pas à notre attente. Mais elle peut aussi susciter, éveiller notre curiosité et bientôt la combler. La beauté éclaircit le labyrinthe de nos émotions.
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15 avril
Les genêts d’or en fleur devant la maison tranchent sur le vert de la prairie éclairée par les photinias toujours en feu. Les rosiers commencent à peine à montrer leurs boutons. Un jardin idyllique perd beaucoup de son charme quand nous ne sommes pas libres dans notre tête et encore moins quand nous ne le sommes plus de nos mouvements. Il meurt encore des centaines de personnes par jour en France. Réalise-t-on bien ce que cela signifie ? De nombreux enfants, petits ou plus grands, ne connaîtront pas ou auront à peine connu leurs grands-parents, parfois même un de leur propre parent. Les chroniqueurs d’aujourd’hui, quels qu’ils soient, écrivent en lettres de sang. Le graphite du crayon est trompeur. Bien malgré elle, la mine du crayon ne se porte pas bien, elle fait en ces moments tragiques grise mine, même si c’est nous-mêmes qui projetons nos sentiments sur ce petit instrument. Le graphite du crayon retrouvera-t-il un jour sa tranquille neutralité ? En passant peut-être par le détour de l’imaginaire et de la fiction. Peut-être gardera-t-il toujours néanmoins un goût de cendre même en démultipliant ses fonctions. La saison sans masques est un épisode inédit de notre histoire. La Saison Sans Masques ou SSM. Saison de pénurie et de dévoilement. Pénurie du matériel nécessaire à notre protection et dévoilement de l’incurie criminelle d’un système qui permet d’en arriver là où nous sommes.
Alix et moi avons planté douze salades et six plants de tomates. Quand Petite Clémence pourra-t-elle venir les arroser ? Pas avant un mois encore, si tout se passe bien et rien n’est moins sûr. La terre est dure comme du béton et la pluie ne paraît pas devoir s’annoncer dans l’immédiat, réchauffement climatique oblige. Je ne crois pas à une quelconque punition divine. Mais dans tout ce qui nous arrive, crise financière de 2008, crise écologique (les monstrueux incendies d’Australie, entre autres), crise sanitaire aujourd’hui, on ne peut pas ne pas penser à une forme de justice immanente ; quand un individu mange ou boit trop d’alcool, il se rend malade ; de même en ce moment la nature nous renvoie à notre propre irresponsabilité. Le problème est que tout le monde ne porte pas le même degré de responsabilité. Les chroniqueurs, quels qu’ils soient, écrivent aujourd’hui en lettres de sang.
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17 avril
Etre confiné : ne pas savoir si demain sera un autre jour.
Retour à Flandrin et à son dessin au crayon d’une danse antique. J’avais d’abord pensé à un thème relatif à l’Arcadie car le peintre a effectivement abordé le sujet avec les bergers notamment. Il faudrait approfondir les recherches pour savoir si cette esquisse fut réellement à l’origine d’un tableau ou d’un projet de tableau. Mais je peux déjà en dire plus en me fondant sur les documents et les reproductions que j’ai sous la main. Dans l’ouvrage de Marie-Amélie Senot-Tercinet Jules Flandrin, Examen sensible, Œuvres de 1889 à 1914, on découvre ceci : « De 1909 à 1913, les Ballets russes rythment la vie nocturne de Flandrin qui compte parmi les rares artistes à avoir peint très peu de temps après leurs prestations, les célèbres danseurs et danseuses en particulier Nijinski et Pavlova ». Flandrin est fasciné par les chorégraphies de Diaghilev au point de prendre lui-même des photographies des danseuses sur scène. Une huile sur toile intitulée Fantaisie sur le prélude de Nijinski (vers 1914) montre un groupe de femmes, en robe longue, qui évoque le groupe du dessin au crayon (p. 20 et 21). Il s’agit bien sûr du ballet de Nijinski Prélude à l’après-midi d’un faune sur la musique de Debussy. Un berger et la présence de deux animaux encadrent la scène de la danse dans le dessin au crayon, la distinguant nettement par là de l’huile sur toile. Quel que soit le titre que l’on pourrait donner à ce dessin, le célèbre Prélude en est certainement à l’origine, bouquet d’artifice de trois grandes œuvres de la modernité : le poème de Mallarmé L’après-midi d’un faune, la musique de Debussy, l’épanouissement chorégraphique de Nijinski.
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25 avril
Après cette tragédie, si nous en voyons la fin, y aura-t-il un avant et un après pour l’art ? La musique, la danse, les arts plastiques ne pourront pas ne pas être impactés, mais de quelle façon ? Pour l’instant il me semble que seuls les chansonniers en prise directe sur l’actualité tirent leur épingle de ce jeu d’enfer où le rire et la satire essayent – en vidéo – de masquer les larmes. Mais au-delà de l’actualité, plus en profondeur ? L’art paraît bien dérisoire devant les respirateurs, les masques ne sont pas ceux du carnaval de Venise et la danse fait plutôt référence à la danse macabre intercontinentale. Art dérisoire, art illusoire, mais art rempart ? Les lecteurs peuvent trouver une parade au confinement et en profiter pour lire et relire les classiques ou les dernières nouveautés. Les peintres peuvent continuer de peindre dans l’isolement. Les musiciens peuvent répéter leur partition, même seuls, et les écrivains écrire. Après tout, pendant les deux guerres mondiales du XXe siècle, les créateurs dans tous les domaines n’ont pas pour autant cessé leurs activités. Mais les perturbations n’ont pas toutes été produites aux mêmes endroits et aux mêmes moments. La perturbation est aujourd’hui globale, universelle, même s’il existe des différences d’intensité. Le fait de ne pas pouvoir se réunir pour exposer, interpréter en public est nouveau puisque tout rassemblement peut être dangereux. En interdisant de fait la communication directe, la pandémie perturbe une notion essentielle de l’art, le partage. Pas d’art vivant sans partage. On a pu de nouveau écrire des poèmes après le traumatisme de la mort industrielle. Sur quelles entités formelles vont reposer ces Nouvelles Réalités qui nous débordent ?
26 avril
Il se trouve qu’il me vient à l’esprit un exemple auquel je n’avais pas songé immédiatement. Un artiste d’aujourd’hui serait-il capable de mettre en scène un épisode de la guerre menée tous les jours dans les hôpitaux ? Patients, soignants, respirateurs pris à l’instant dans le feu des combats ou peu après avec ses guérisons, ses invalides, ses morts ? Un peintre d’aujourd’hui, figuratif ou abstrait, serait-il capable de faire ce que fit Albert Gleizes, en 1915, en pleine guerre mondiale ? Il réalise l’estampe intitulée Retour, double page centrale de la revue Le Mot du 1er juillet 1915. Le Mot est une revue dirigée par Cocteau à laquelle Gleizes collabora. Cette estampe de grand format (39 x 50 cm) représente le retour de soldats blessés à la bataille de Bois-le-Prêtre (Meurthe et Moselle). Le traitement en hachures du premier cubisme appliqué au décor et aux silhouettes humaines augmente l’étrangeté de cette ronde d’éclopés. Mais cette ronde d’éclopés plonge ses racines dans l’histoire. Le nouveau style encore peu connu en 1915 et qui défrayait déjà la chronique chez les premiers regardeurs s’est emparé d’un sujet traité par Pierre Brueghel l’Ancien, Les Mendiants, huile sur bois de petit format de 1568. Albert Gleizes a réinventé à sa façon l’image de cette ronde de mendiants éclopés courbés sur leurs béquilles. Le peintre fait ainsi entrer la souffrance et le malheur de toujours dans la modernité. De quelle nature sera le retour, notre Retour dans les circonstances actuelles ? Retour d’expérience, retour d’impuissance ? La rencontre n’était pas programmée mais elle me paraît pertinente. Je ne veux pas en faire un modèle, c’est une simple métaphore pour imaginer demain, ni dolorisme, ni plans tirés sur la queue de la comète. (Site web : fondationgleizes.fr ; Son œuvre).
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17 mai
A propos de « réduction », comment ne pas penser à la transcription pour deux pianos de la Symphonie fantastique de Berlioz par Jean-François Heisser. Nous l’avons entendue jouer par lui-même et Marie-Josèphe Jude au Festival Berlioz de la Côte-Saint-André le 23 août 2019. C’était en effet assez fantastique de voir et d’entendre cette transcription interprétée par deux grands pianistes. Transposer la matière musicale d’une symphonie pour le jeu de deux pianos qui se font face, pour deux pianistes qui jouent face à face. Allier le génie de la transcription et la maîtrise de l’interprétation. Ce fut un très grand moment pour tous et j’en garde encore un beau souvenir. L’œuvre n’est ni amoindrie, ni dénaturée, elle est magnifiée autrement. J’en parle avec beaucoup d’émotion car je viens d’apprendre ce soir que le Festival Berlioz 2020 est désormais annulé en raison de la crise que nous traversons. Comment reporter la musique à plus tard ? L’onde de choc continue et personne ne sait encore auprès de quel rivage elle prendra fin. Alebrije !!! La littérature peut et doit prendre le relai, temporairement. Qui d’autre, à sa façon, peut nous séduire sans réduire ni amoindrir, et transposer « le monde » dans un paragraphe, dans une ligne, dans un vers ? sinon l’infini, du moins la perception que nous en avons ? sinon la beauté, du moins l’éblouissement que nous en gardons ? sinon l’image, du moins l’illusion que nous la fixons ? sinon le mouvement, du moins l’espace que nous traversons ? sinon la vie elle-même, du moins la croyance que nous existons ? ALEBRIJE ! ALEBRIJE ! ALEBRIJE !
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23 mai
Penser / Pencher.
Pour penser il faut forcément
se pencher sur soi.
Dès le premier penser, l’homme s’est trop penché,
et il a chuté.
Le mythe de la chute originelle
le pense encore.
C’est pourquoi l’homme n’arrête pas de tomber.
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1er juin
…… Comment ne pas évoquer ici l’auteur savoisien qui sut profiter d’un confinement involontaire pour rédiger un petit livre, chef-d’œuvre d’intelligence et d’humour, le Voyage autour de ma chambre ? Xavier de Maistre est mis aux arrêts dans sa chambre, à Turin, pendant 42 jours, pour avoir participé à un duel. La première édition est datée de Turin, en 1794, anonyme. Celle que je possède est datée de Paris, chez Dufart, an VII soit 1799, toujours anonyme. Le livre ne se présente pas sous la forme d’un journal mais sous celle d’un récit parodique de voyage divisé en 42 courts chapitres. Je remarque d’abord que son confinement a duré 42 jours et que le nôtre en compte 55. Les 42 chapitres pourraient-ils correspondre aux 42 jours de la rédaction ? En aucune façon, car le chapitre XII contient deux mots et le suivant trois lignes, l’auteur montrant clairement par là que seules l’imagination et la fantaisie en ont été les maîtres d’œuvre. Ce confinement peu douloureux dans sa forme est le point de départ d’un badinage littéraire où les propos les plus graves ne nuisent en rien à la légèreté de l’ensemble. Notre confinement strict de 55 jours, s’il ne fut pas exactement douloureux pour tous de la même façon, a été pour tous éprouvant et angoissant. Les morts quotidiens sont toujours là pour nous rappeler la gravité de la situation, même si elle semble s’améliorer.
Pourtant, le confinement semble susciter des attitudes, des cheminements de pensées, des réflexions comparables, bien que soient différents les causes, les époques, les milieux. Je citerai d’abord la description d’images (estampes, tableaux…) avec lesquelles le narrateur engage un dialogue où se mêlent souvenirs et réflexions. Puis l’examen des qualités propres à la peinture et à la musique, la qualité, aussi, des artistes. Xavier de Maistre, militaire, écrivain, fut aussi un peintre de talent. « On voit des enfans toucher du clavecin en grands maîtres ; on n’a jamais vu un bon peintre de douze ans. La peinture, outre le goût et le sentiment, exige une tête pensante dont les musiciens peuvent se passer… On ne saurait, au contraire, peindre la chose du monde la plus simple, sans que l’âme y emploie toutes ses facultés ». Enfin la mention du buste du père de l’auteur, décédé, qui repose sur une tablette au-dessus de son bureau. Sa description soulève en lui beaucoup d’émotions où se mêlent à la fois le regret du cher défunt et celui de la patrie perdue puisque les armées de la Révolution ont envahi le duché de Savoie à la fin du mois de septembre 1792, invasion que le noble savoisien refuse évidemment. Xavier de Maistre vivra désormais en exil. Né en 1763 à Chambéry, il ne fera qu’un court séjour à Paris en 1839 avant de revenir à Saint-Pétersbourg où il décède en 1852. Le buste de son père paraît bien réel, le portrait de mon père est fictif. Bien que ce buste soit représenté sur le frontispice en regard de la page de titre, ne pourrait-il pas être, lui aussi, une invention du narrateur ? Quant à l’exil, le jeu des miroirs multiplie trop ses figures pour qu’il soit possible de les évoquer ici.
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16 juillet
Randonnée pour se mettre en jambe, avec Françoise, du col du Joly au col de la Fenêtre (trois heures aller-retour). Les nuages bas, blancs et noirs, plombent le ciel et des vagues de brouillards et de brumes plus claires montent de la vallée d’Hauteluce. Elles courent sur les reliefs autour de nous, masquant et dévoilant tout à tour la pelouse alpine et les pierriers. De temps en temps de petites trouées de lumière éclairent les falaises et les pics qui nous dominent ou nous font face. Ce n’est pas la première fois que je plonge dans cette atmosphère troublante où le solide et le gazeux se disputent la prééminence, où la paroi se dévoile au loin quand l’herbe mouillée à nos pieds échappe à notre regard. Les fleurs sont partout et certaines débordent de leurs tapis jusque sur le sentier creusé par les marcheurs. Beaucoup de gentianes jaunes, de marguerites, de campanules, de géraniums sauvages, de boutons d’or, d’anémones et bien d’autres que je connais de vue mais dont je n’ai jamais su les noms. De grands espaces, de tous côtés, sont recouverts de rhododendrons, cette rose des Alpes dont les buissons fleuris épousent la pente, les creux et les bosses, vagues silencieuses de verdure et de couleur qui s’élancent, au-dessus des alpages proprement dits où les troupeaux carillonnent, jusqu’aux premiers pierriers d’où elles se retirent en laissant ici et là des spécimens têtus et vigoureux dispersés entre les blocs, bien disposés à ne pas lâcher prise et à conserver leurs positions. Plus haut, quelques grosses gentianes bleues sur la pelouse entre les rochers. Etrange et perpétuel combat du solide et du gazeux, de la verdure et du rugueux, de la lumière et de l’ombre humide qui nous entoure. Peu d’insectes à cette heure, prisonniers des calices des fleurs. La pandémie continue de sévir, mais la montagne s’assoie dessus en redoublant les caractères fantastiques de sa flagrante indifférence.
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5 août
…… Duchamp accorde de fait à l’ensemble des choses une profondeur symbolique allouée jusque là aux œuvres d’art et aux mots. Les choses banales font désormais « penser » autant que les mots. Grâce aux readymades, elles vont occuper désormais autour de nous une place dont on ne mesure pas encore l’importance ni les conséquences : il crée un nouvel espace. Ne dit-on pas déjà que tous les objets qui nous entourent sont ou deviennent des « Duchamp », « readymades latents ». Un nouveau langage « matériel » en gestation, un nouveau code (« le Duchamp » ?) nous cerne dont nous ne connaissons ni les tenants ni les aboutissants, ni la grammaire, ni la syntaxe, à peine quelques items, projections en n dimensions, « vocables » dont déjà s’enchante la fable. En jouant avec les choses comme en jouant avec les mots, ou en se jouant d’elles (en s’enjouant d’elles), Duchamp renouvelle notre vision en libérant nos pupilles, crée un nouveau langage visuel donc une nouvelle lecture, donc une nouvelle perception du réel. Où est la fin de l’art ?…
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18 août
Le sens peut-il aller au-delà du sens qu’on lui accorde ? Question de fiabilité. Le sens donné au sens qui nous satisfait un instant comme une bille au creux de la main. A vrai dire, les hommes ont-ils jamais eu besoin de sens pour vivre, ou plutôt, survivre ? Depuis 500 000 ans environ, les hormones et l’adrénaline n’ont-elles pas largement et suffisamment répondu à la question ?
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13 septembre
Depuis plusieurs jours, ou, plus précisément, depuis plusieurs nuits, ma tête repose près des Huit Immortels peints sur le plateau supérieur d’un petit chevet chinois du XIXe siècle. Cet abattant en bois laqué noir et or ferme une cuvette peu profonde où on peut déposer feuilles et minces documents. Or sur noir, des motifs géométriques et floraux décorent respectivement en façade les montants et les vantaux qui s’ouvrent sur le plus grand espace de rangement. Un large filet rouge souligne les images des vantaux et du plateau. Les serrures en bronze ouvragé mettent une touche finale à cette précieuse ornementation.
Cette table de nuit originale et exotique remplace avantageusement le meuble précédent, un plateau circulaire branlant en cuivre doré simplement posé sur son trépied, ensemble caractéristique du mobilier des nomades du désert.
Ces huit Immortels, divinités du taoïsme, depuis une large terrasse bordée de grands arbres, rendent hommage à Shou Lao, dieu de la longue vie. Maître des destins, il est ici représenté flottant dans l’air avec ses attributs, juché sur une grue aux ailes largement déployées. Les huit personnages en habit traditionnel portent aussi chacun un objet emblématique. De ce groupe des huit, je n’en citerai qu’un : Zhang Guolao, maître taoïste désigné par le yugu, un instrument de musique à percussion. Il est le patron des peintres et des calligraphes. Comment ne pas être sensible à la réunion insigne de la musique, de la peinture et de l’écriture considérée comme un art à part entière ? Peut-être pourrais-je bénéficier un peu de l’immense privilège qu’il partage avec ses collègues ? Non, c’est trop et inutilement espérer. Il faut simplement profiter des caractères et de l’originalité de chacune de ces figures dont la profondeur symbolique est sans limites.
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7 octobre
Pauvre « P » de Poésie, même. 80 nouveaux décès en 24 heures. On compte, en France, 32445 morts depuis le début de la peste chinoise. Alebrije ! Alebrije ! La situation sanitaire se dégrade de plus en plus à Lyon. Les mots mêmes que nous prononçons ou que nous entendons peuvent être les vecteurs de la maladie et, en fin de course, de la mort. Alebrije ! « Les conclusions [d’une] étude montrent que certains mots projettent davantage de gouttelettes que d’autres et ce plus rapidement. C’est le cas des mots qui commencent par la lettre « P », qui envoient des jets d’air qui atteignent un mètre en une seconde ». Pauvre « P ». Pauvre « P » de Pain, de PaPa, de Paix, de Perle, de Partition, de Précieux, mais aussi de Postillon, de Peste, de Putréfaction. Pauvre seizième lettre de l’alphabet et la douzième des consonnes, dénigrée, consPuée, si injustement mais scientifiquement suPPôt de notre Perte, Providence de la Pestilence. Pauvre « P », au Pilori de Porphyre ! Alebrije ! Pauvre « P » de Poésie, même…
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21 octobre
Hommage national à Samuel Paty à la Sorbonne. Il aura lieu ce soir à 19 h 30. Dans la cour de la Sorbonne. Les honneurs seront rendus à ce professeur décapité par l’islam fasciste. J’emploie le terme décapité car le 16 octobre dernier je ne suis pas arrivé à l’écrire. Mais il faut bien nommer les choses par leur nom si l’on veut aller au-delà de l’horreur et la renvoyer à la figure de ceux qui s’en glorifient.
Il est à la fois effrayant et écoeurant de penser que des personnes, sincères ou non, n’aient à leur disposition que la religion pour se meubler l’esprit, que leur religion pour avoir le sentiment d’exister, à leurs yeux et à ceux des autres au point d’en devenir fou furieux, pousse-au-crime, meurtrier. Alors qu’il existe, au choix : l’art, toutes les sciences, la littérature, la technologie, les loisirs créatifs, le sport et je ne parle même pas de la poésie. J’en oublie certainement. L’engagement politique dans le débat démocratique, par exemple. Liberté, égalité, fraternité sont-ils des concepts si difficiles à comprendre pour les lecteurs, hélas, d’un seul livre ?
J’ai suivi avec Alix, ce soir, l’hommage national à Samuel Paty dans la cour de la Sorbonne. Moment émouvant. Je pense que le président a trouvé les mots justes. Se souvenir qu’en 1994, Jorge Semprun disait qu’après le stalinisme et le nazisme du XXe siècle, c’est « l’intégrisme islamique [qui] accomplira les ravages les plus massifs si nous n’y opposons pas une politique de réforme et de justice planétaire au XXIe siècle ».
22 octobre
Portrait d’un comédien d’après d’Utagawa Kunisada (1786 – 1865).
Ecrire un livre qui aurait pour titre Capitale de la douceur.
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13 novembre
Hier, l’humidité dans l’air faisait trembler les belles couleurs de l’automne, mais l’arc-en-ciel, ce matin, était en moi.
Hier, les baies de genièvre étaient aussi sans pourquoi, mais les aiguilles qui les protègent savent.
Hier, j’ai pensé que cette basane fine, de couleur crème, pourrait avantageusement combler le manque du plat inférieur de la reliure endommagée.
Hier, Bruno, à qui j’avais téléphoné, confiné lui aussi à la campagne, m’a dit que Claudine pourra le rejoindre pour le week-end en raison de son « statut » de senior doublement prioritaire en raison de son asthme.
Hier, j’ai vu une fillette, de retour de l’école, caresser le brave Pouki à travers le grillage.
Hier, Bruno m’a dit que Claudine ne travaillait qu’un jour sur deux à la bibliothèque.
Hier, j’ai moi aussi essayé de ne penser qu’une heure sur deux à la Grande Catastrophe qui paralyse la planète entière à des degrés divers.
Depuis le printemps dernier, pour le meilleur et pour le pire, nous sommes soumis au temps de l’intermittence. Intermittence des relations humaines, intermittence du travail, plus gravement aux intermittences de la pensée devant l’inconnu ouvert devant nous. Et quid des intermittences de la création dans de telles conditions ? Quid des intermittences de l’amour et de la solidarité dans la méfiance et le soupçon généralisés ? Quid des intermittences de toutes les choses de la vie en pointillé ?
Quid de l’intermittence de nos univers et de nos intimités pour longtemps morcelés ?
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28 novembre
Le premier confinement avait en quelque sorte « l’attrait », si l’on ose dire, de l’impensé, du tragique, de l’horrifique. Le second confinement nous plonge dans les tranchées de la guerre sans fin, dans les boyaux de l’humiliation et de la résignation. Le peu de lest lâché à partir de ce week-end n’y change rien. Cette atmosphère de liberté surveillée avec épée de Damoclès sanitaire sur la tête ne présage rien de vraiment joyeux pour « les fêtes » de fin d’année. Ajouter la crise économique, le débat qui fait rage sur les violences policières, la perspective, est-ce possible, d’une troisième vague. Le climat se refroidit vraiment, ou devient brûlant, selon son propre métabolisme. La sortie de la tranchée, pardon, du tunnel, n’est pas encore à l’ordre du jour. Un joker, peut-être, le vaccin, mais quand ?
Ce soir, froid glacial et belle lune gibbeuse ascendante. Patience, patience dans le confinement, mais ma mine de graphite semble reculer au lieu d’avancer. Le programme que j’avais voulu remplir au début de l’année a été perturbé, détourné, même si j’ai su faire front en continuant coûte que coûte. Aurais-je écrit différemment s’il n’y avait pas eu ce télescopage ? J’ai essayé de garder la distance mais j’ai toujours été rattrapé, malgré moi, par les images de la détresse et de la mort. Les souvenirs, même heureux, qu’ils remontent à la surface ou descendent de la montagne, ne sont pas là pour guérir le présent. Le présent doit guérir ou se guérir tout seul. Les souvenirs ne devraient pas être là pour oublier le présent. Ils ne devaient être là que pour eux-mêmes, par moi, pour moi et quelques proches, surtout par l’esprit. Les souvenirs, mes souvenirs, ne devaient être là que pour eux-mêmes. Actes de présence virtuelle qui s’animent dans un espace qu’ils créent de toutes pièces, découpages incertains, arbitraires, motivés ? Pourquoi tel souvenir, plaisant ou désagréable, plutôt qu’un autre de même nature ? Complexion, idiosyncrasie, génétique, éducation ? Le souvenir est là, du rappel fortuit au pointage délibéré, jouet de quelle(s) force(s), machine de quelle inspiration ? Jouet de la pensée, dérive de l’imaginaire, piège de l’esprit, recours argumenté, fiction patiente ou plaisante, reconstruction toujours, réinitialisation forcée, gain d’un instant sur le mouvant avec en regard, comme un miroir, tous ces textes en arpège qui l’arpentent et l’augmentent. Je ne sais plus ce que c’est qu’un souvenir ni ce qui l’anime.
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6 décembre
A y regarder de plus près, la notion de contrainte en littérature n’est pas nouvelle. A l’origine, la langue elle-même est la réponse à un état de fait de l’évolution de notre espèce qui sut profiter de la faculté de son larynx pour proférer des sons autrement qu’avec de simples cris modulés en fonction de ce que l’on ne nommait pas encore « terreur », « douleur », « joie », satisfaction ».
Il en fut de même pour l’écriture, quand il fallut bien tenir ses comptes pour séparer les grains destinés aux nouvelles semailles de ceux nécessaires à la nourriture et aux échanges, toutes ces opérations bien entendu scandées par le rythme des jours et des saisons.
Les codes du bon gouvernement comme les codes de bonne conduite, autrement dit les tables de la loi, de toutes les lois, suivent ou sont contemporaines de ces inéluctables registres sans lesquels même l’homme dit « moderne » ne serait pas, et même ne saurait pas ce qu’il est.
« La littérature » elle-même prend le train, qui n’existait pas encore, en marche, première contrainte. Je ne m’étendrai pas sur les contraintes suivantes du support, tablettes, papyrus, parchemin, papier, bits, qui nous entraîneraient beaucoup trop loin mais dont il faut souligner l’importance, tant pour la rédaction que pour la transmission.
J’ai acheté vendredi dernier trois jacinthes. Deux ornent mon bureau, la (future) bleue et la (future) blanche. La rouge est restée dans un photophore, en bas, au salon. J’aime renouer le contact visuel avec cette fleur dont la pousse émerge à peine du bulbe. J’aurai la patience d’observer la lente progression de son développement, la naissance de son inflorescence en grappe, l’épanouissement progressif de ses clochettes.
7 décembre
Comment parler de la liberté quand on se sert d’un outil né d’un état de fait biologique, développé sous la contrainte de la faim et de la mise en forme de l’espace social au fil des âges ? Certainement en remontant le filet d’encre jusqu’à son origine pour mieux en maîtriser l’écoulement (calli)graphique et son développement idéologique.
Les premières contraintes furent les scansions des jours et des saisons, les secondes celles relatives aux sons, aux graphies et aux supports, les troisièmes furent celles d’une esthétique en gestation quand on s’aperçut des effets des tons et du compte des syllabes, des avantages éventuels de la symétrie, des reprises ou bien des ruptures dans l’économie du langage, à l’oral comme à l’écrit, dans la déclamation publique comme dans la lecture silencieuse.
La littérature est toujours un objet fantasmé sous le signe d’une illusoire liberté (je n’échappe pas à la règle) qui croit en trouver de nouvelles en créant pour elle-même de nouvelles contraintes et en s’en réjouissant. Le résultat n’en est pas pour autant à dédaigner tant de ces nouvelles pistes, au-delà du spectaculaire, peuvent être intéressantes à explorer.
Je pense à certaine réunion d’auteurs, quelque peu secte, qui fait de cette liberté sous contrainte un programme de création. Il n’en reste pas moins que cet organisme n’est en définitive que la branche d’une observance renforcée de ce que l’on peut nommer aujourd’hui l’Office de la LIttérature PHANTasmée qui regroupe de fait tous les écrits jamais écrits depuis la nuit des temps. Office de la littérature phantasmée que j’appellerai désormais OLIPHANT.
Mais la pandémie et le terrorisme, tant tout ça ? Monstrueux resquilleurs qui se sont sauvagement imposés. Flatulences tragiques de l’histoire dans les salons de nos idéaux trop idéaux peut-être où hygiène et tolérance ont été mal évaluées pour notre plus grand malheur.
Où l’on parle maintenant d’une troisième vague pour la fin du mois et le début de l’année prochaine. Qui va respecter la distanciation sociale le 31 décembre à minuit, l’heure de tous les dangers, l’heure dont le criminel virus chinois va essayer de profiter pour déployer plus encore sa nocivité.
8 décembre
Du son, du signe et du sceau de l’Oliphant
Toute la littérature, des premiers comptages et des premières cosmologies jusqu’à nos textes dits « expérimentaux » relèvent de cet Office, naissent sous le sceau de cet Office. Ils sont à la fois le produit et le complice de « la réalité » qu’ils expriment, même pour la dénoncer. L’acronyme a ceci de plaisant et de particulier qu’il suggère et contient à lui seul la naissance et le développement du fabuleux matériau qu’il désigne. L’Oliphant est le son des premières invocations, il est le signe arboré de la geste à venir, en l’espèce le « pré-texte », il est enfin le sceau de la chose accomplie, signature manifeste, éminente, ardente.
Il est la ressource obligée des littérateurs novices et des praticiens quasi assermentés, il est la matière et le médium en service commandé quoique malléable à volonté, à l’orée de la forêt obscure, l’Oliphant toujours sonne, aux oreilles résonne.
Le voisin qui habite la maison au-dessus de la nôtre a déployé dans son jardin les guirlandes lumineuses qu’il met en place depuis de nombreuses années à cette époque. Statiques ou en mouvement perpétuel, ces lumières électriques irriguent la nuit de leurs combinaisons multicolores en faisceaux, en grappes, en rideaux, en pluie tombante. Un gros flocon de neige éclaire le chemin du traineau tiré par des rennes. Les lumières bleues et blanches dominent sauf sur le sapin décoré où s’épanouit toute la palette d’un arc-en-ciel nocturne. Notre quartier, la nuit, prend ainsi un petit air de fête grâce à cette illumination.
Je réalise que c’est ce soir qu’aurait dû avoir lieu la fête des Lumières à Lyon. Bien entendu, cette manifestation a été annulée. Mais je ne doute pas que de nombreux lumignons seront néanmoins présents aux fenêtres et sur les balcons de la ville. Alebrije !
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17 décembre
Oliphant libère et imprime en la fiction ce que le principe de réalité exprime et commande en nos faits, pensées et gestes…
18 décembre
La barre des 60 000 morts est franchie. Et dire que James Bond n’est plus là pour nous tirer d’affaire, pour réduire à néant ce méchant terroriste aux ambitions planétaires. Alebrije !
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29 décembre
Proust. « Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous. Ne vient de nous-mêmes que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. Et comme l’art recompose exactement la vie, autour de ces vérités qu’on a atteintes en soi-même flotte une atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère qui n’est que la pénombre que nous avons traversée ».
30 décembre Mercredi
01 h. Sonate de Bach pour violon et piano n° 4, en ut mineur, BWV 1017.
Je débute ma journée, en pleine nuit, en écoutant cette sonate interprétée par Glenn Gould au piano et Yehudi Menuhin au violon, sonate enregistrée à Toronto en 1965. J’avais quinze ans. J’en ai aujourd’hui soixante-dix. Le violon exécutant la mélodie mélancolique de la Sicilienne rend parfaitement compte de mon état d’esprit, cette nuit.
Ce programme n’était aucunement prévu il y a quelques heures seulement. Un recueil d’interviews de Glenn Gould intitulé Non, je ne suis pas une excentrique, découvert aujourd’hui même, m’a simplement amené à écouter ce disque en en commençant la lecture, tardivement. Ecouter Glenn Gould et Yehudi Menuhin n’est certainement pas la plus mauvaise façon de débuter un jour anniversaire, quelque spleen que l’on puisse éprouver en songeant à ce temps qui passe. Il en va de cette mélodie comme de celles qui accompagnent les lieder du Winterreise. Du grand écart permanent qui charme autant qu’il écartèle.
9 h 15. J’écoute à nouveau la Sicilienne. Danse dont le ton mélancolique contraste nettement avec le mouvement ferme et animé du violon de Yehudi Menuhin qui va sans cesse de l’avant comme une eau vive qui court. Ce n’est pas la valse des heures mais bien le déroulement d’une assez grave farandole-danse de la vie humaine. Non, je ne me sens pas un excentrique en écrivant ces mots humains, bien trop humains.
A partir de 11 h, chute de neige par intermittence. Elle ne tient pas encore à notre altitude. Il ne fait pas assez froid. Le ciel s’est d’ailleurs éclairci dès le milieu de l’après-midi.
Françoise m’a téléphoné en fin de matinée pour me souhaiter un bon anniversaire. Nous avons disserté quelque peu pour savoir s’il était raisonnable de continuer à célébrer ces rendez-vous annuels. A partir de la septième décennie particulièrement. Comme le dit beaucoup mieux que moi Juarroz dans son poème Les Paradis perdus n’existent pas :
« … Ainsi perdons-nous également l’âge
qui semblait croître
et pourtant diminue chaque jour,
car le compte est à l’envers… ». (Poésie Verticale, Trente poèmes, Unes, 1990).
Je pense qu’on ne peut pas dire mieux.
Alix m’a offert un cadeau auquel je ne m’attendais pas : une chemise et un pull aux belles couleurs de l’automne, celles que je préfère. Me voilà paré pour affronter le nouvel an, chaudement.
Oserais-je reprendre à mon compte ce que Glenn Gould dit de lui à propos de la musique et de son interprétation : « … ce qu’on croit entendre à l’intérieur de soi-même ne correspond pas forcément au résultat objectif produit », mutatis mutandis évidemment.
Sicilienne de vie.
31 décembre
Ce matin, à notre réveil, il neigeait faiblement, mais à nouveau il neigeait. Une fine pellicule de neige a recouvert notre prairie, ouvrant une page blanche qui allait vite disparaître avant la fin de la matinée, ne laissant plus ici ou là que quelques confettis.
Reçu aujourd’hui même une lettre de … à qui j’avais envoyé ma plaquette sur les dés à jouer et celle rassemblant des textes sur Duchamp. J’apprécie de recevoir cette lettre aimable qui relance ma réflexion sur Marcel Duchamp :
« Mais le problème reste pour moi que Duchamp en ouvrant la boîte de Pandore laisse le champ (!) libre et ouvert à toute lecture, toute interprétation, qui, de facto, deviennent de l’œuvre dans l’œuvre. Que ça plaise ou non, c’est une particularité duchampienne. Et une particularité infinie ».
J’aime « infiniment » la notion des lectures et des interprétations qui « de facto, deviennent de l’œuvre dans l’œuvre ». Subtile, inframince reconnaissance de ce que j’ai pu écrire et avancer, réaliser même avec mon hommage en forme de Boîte-en-catalogue, non sans risques ?
Hélène et Florian nous ont amené Boucle d’Or vers 17 heures. Elle passera la soirée et la nuit avec nous car ils étaient invités à réveillonner chez des amis. Nous nous retrouverons tous demain pour « fêter » à nouveau cette nouvelle année en déjeunant ensemble.
Nous ne tournerons pas pour autant, demain, la page de la pandémie. Bien malgré elle, cette année nous aura fait souffrir un jour de plus, soit 366 jours, puisque cette année 2020 est une année bissextile.
De quels espoirs demain peut-il être la fin ?
© A. COLLET