Des « rimes confidentielles » d’Auguste Valensin, S.J., adressées à Dolly de Menthon (1916)
Des « rimes confidentielles » d’Auguste Valensin, S.J.,
adressées à Dolly de Menthon
(1916)
J’ai découvert en Savoie le livre contenant le billet qui va être l’objet de cette recherche. Il s’agit d’une traduction de l’italien des Fioretti ou Petites fleurs de Saint François d’Assise donnée par l’abbé A. Riche en 1902 à Paris , chez Victor Retaux (in-12, 7e édition). Ce livre porte une belle demi-reliure à coins en chagrin vert olive dont le dos, portant en queue les initiales « B. M. », est finement doré, comme la tranche supérieure. Le billet est le suivant, une petite croix figurant en tête :
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« Laissez ! – Je ne veux rien savoir de ce qui passe !
Un seul amour, soudain & perçant comme un cri,
Dans mon cœur infini a pris toute la place :
Que m’importe le Mur & ce que l’homme écrit !
Aveugle à ce qui brille & sourd à ce qui vibre,
Je veux, par tout mon cœur & par sa moindre fibre,
N’être qu’un Arc vivant, tendu vers Jésus-Christ !
A. V.
A vous, Dolly, je dédie ces rimes confidentielles / en souvenir de notre entretien du 22 sept. 1916, à Menthon ».
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Je tape au hasard « Dolly de Menthon » dans un moteur de recherche bien connu et je découvre qu’elle s’appelle en réalité Bernardine de Menthon (1900 – 1981) et qu’elle était la jeune cousine d’Antoine de Saint-Exupéry dont il fut quelque peu amoureux et à qui il envoya quelques poèmes dans les années 1917-1918 (peut-être même avant). Son nom figure plusieurs fois dans la correspondance de l’écrivain. Le billet étant signé « A. V. », il ne pouvait s’agir de l’auteur du Petit Prince.
Je fus mis sur la piste d’Auguste Valensin grâce au dernier alexandrin : « N’être qu’un Arc vivant… » qui m’a permis de connaître l’édition de la correspondance du jeune François d’Espiney (1916 – 1935) avec Auguste Valensin (1879 – 1953), correspondance éditée grâce aux soins de Yann Richard (Cerf/Patrimoine, 2016), correspondance intitulée précisément « Un arc vivant »".
J’ai consulté l’ouvrage suivant : A. Valensin, Textes et documents inédits, Aubier, 1961. P. 121, dans la « Deuxième partie, Le professeur de scolasticat » (1911-1920) », pour l’année 1916 , on peut lire : « Une nouvelle cure à Vichy est suivie d’un séjour à Menthon-Saint-Bernard, qui dure jusqu’en novembre. A Blondel :
« Me voici pour un mois dans la famille de saint Bernard et de saint François de sales, en un très vieux château plein de souvenirs et de reliques, au milieu d’une nature grandiose, face à la montagne et au lac, ce joli lac d’Annecy, qui est comme un diminutif de la mer. Je comprends que Taine aimât ce paysage. Mais j’ai comme un remords à prendre ce repos, quand je pense à ceux qui sont en ce moment en pleine tempête de fer et de feu… ».
La présence d’Auguste Valensin est donc bien attestée à Menthon à l’automne 1916. Mais il n’y a aucune mention de Bernardine de Menthon, ni de sa famille en termes précis, du moins dans l’extrait cité. Il n’est pas dupe du calme et de la beauté du paysage car la France est en guerre avec l’Allemagne et il ne peut pas s’empêcher d’y penser comme il le rappelle à son correspondant le philosophe Maurice Blondel. Il existe aussi dans le poème une allusion à la guerre qui pourrait ne pas être facile à déceler si le mot ne portait pas de majuscule : il s’agit du « Mur », allusion au mur de Verdun qui devait arrêter la progression de la « vache » allemande :
« Que m’importe le Mur & ce que l’homme écrit ! »
Ce « Mur » ne peut être que celui de Verdun comme le montre la caricature parue dans le Petit Journal le 8 mars 1916 (Fonds Gallica) . Dans une précédente lettre à M. Blondel (p. 120, 12 mai 1916), où il évoque sa fragile santé [il a subi en 1915 une grave opération et il est toujours en convalescence], il parle des ses cauchemars où « Tout s’y mêle inextricablement, Verdun et le panthéisme, [ses] amis tués, la matière et la forme… » Verdun est donc bien présent, tragiquement, à son esprit. Dans ce vers, Auguste Valensin manifeste pourtant un tout autre état d’esprit car il semble vouloir prendre ses distances vis à vis de l’horreur de la guerre, être purement et simplement « au-dessus » de ces contingences… La fougue du discours spirituel l’a vraisemblablement emmené plus loin qu’il ne le pensait ou le voulait.
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Au vu et au su de tous, un homme de 37 ans, jésuite, pouvait-il donner des vers, même spirituels, à une jeune fille en fleurs de 16 ans, orpheline de son père de surcroît ? A l’époque et dans le contexte, je pense que non, et la rédaction du billet le prouve. Pourquoi ces rimes devaient – elles rester « confidentielles » ? L’homme qu’il était a peut-être été troublé plus qu’il ne le pensait par cette jeune fille. Il emploie à nouveau le mot « confidentiel » 19 ans plus tard dans une situation similaire, mais cette fois avec le jeune François d’Espiney dont il fut le directeur spirituel. Il faut citer ici le passage de la préface de Yann Richard, l’éditeur de la correspondance d’Espiney-Valensin : « En octobre 1935, quand il commence réellement son installation à Nice, le jésuite qui se savait surveillé pour diverses raisons, demande à son jeune ami dans un Post-scriptum confidentiel : A cause du Père supérieur qui lit les lettres, mettons une sourdine aux manifestations d’affection : notre secret doit rester notre secret ».
Les mots comme la situation quasi identique sont là et nous interrogent. Quel était donc la nature du secret qui devait lier la jeune fille au jésuite ? Il n’y a aucune raison de penser que l’entretien ne se soit pas passé en tout bien tout honneur, selon la formule consacrée (si j’ose dire). Néanmoins une certaine tension se dégage de la formulation de ce billet, tension dont on a vraisemblablement l’explication sous-entendue dans le premier alexandrin :
« Laissez ! – Je ne veux rien savoir de ce qui passe ! »
Pour un auteur spirituel, « ce qui passe » ne peut être que l’amour humain, terrestre, opposé à l’amour divin, infini, dont il est question dès le second vers. Je crois qu’il était peu convenable de dévoiler à d’autres personnes l’existence même de ces vers de fait évocateurs de sentiments interdits à l’homme d’église qu’il était et qu’il a pu cependant formuler de façon subtile, plus tard, à son interlocutrice. (Il faut noter la progression : mise à distance dans le rapport humain à la jeune fille hic et nunc d’abord, mise à distance qui s’élargit ensuite à l’actualité politique « lointaine » (la guerre), comme on l’a vu plus haut).
L’arc et la flèche de Cupidon sont ainsi habilement retournés en direction du Ciel. Il faut souligner que l’auteur a tracé une petite croix au sommet de son billet, ce qui ne manque pas ici d’avoir un grand intérêt, plus que symbolique. Elle préfigure (miraculeusement ?) le dessin tracé par François d’Espiney à l’intention de son directeur de conscience, la veille de sa mort, dessin où apparaissent un arc avec sa flèche prête à être tirée en direction d’une croix (dessin reproduit par Y. Richard). Je ne connais pas assez l’œuvre d’Auguste Valensin pour l’affirmer avec certitude, mais peut-être l’alexandrin
« N’être qu’un Arc vivant, tendu vers Jésus-Christ ! »
apparaît-il ici sur ce billet pour la première fois ? Je relève, toujours dans la « Deuxième partie » de l’ouvrage cité, p. 132 (« Journal 1919-1920″), les lignes suivantes, donc postérieures aux vers : « … Pour moi, je ne suis rien, je ne suis qu’un instrument, la flèche que le Chasseur d’âmes a mise à son arc… » S’est-on rendu compte par ailleurs que les initiales « A. V. » sont aussi celles d’« Arc Vivant » ?
« Objet » d’une attention particulière de la part d’un jésuite au caractère indépendant, à la fois philosophe, auteur spirituel et poète à ses heures qui a le double de son âge, courtisée par un jeune cousin, grand auteur en herbe et futur grand et glorieux aviateur, Bernardine de Menthon, dite « Dolly », épousa en 1938 un capitaine de vaisseau, se livrant ainsi à d’autres éléments. Le billet, quant à lui, resta scellé pendant plus d’un siècle dans un beau livre de « légendes spirituelles » portant ses initiales dorées à chaud, loin des regards indiscrets. Sic transit fabula.
Billet d’Auguste Valensin (19 cm x 12,3 cm)
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Perception désintéressée
O poète à l’âme ingénue,
Pourquoi recherches-tu les fleurs ?
- Pour les entendre avec la vue
Monter la gamme des couleurs.
Poème d’Auguste Valensin
cité dans Textes et documents inédits, p. 29.