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2 janvier, 2022

Manuscrit Chamillart de La Suze

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Manuscrit Chamillart de La Suze

« Sommaire

de l’histoire universelle

auquel est déduitte l’histoire particulière de tous les

peuples du monde selon qu’on en peut avoir

cognoissance par les bons livres ».

      Le manuscrit anonyme intitulé Sommaire de l’histoire universelle… appartint à Louis-François Charles Chamillart, premier marquis de La Suze (1751 – 1833). Il est l’arrière petit-fils de Michel Chamillart ministre des finances de Louis XIV. Son blason gravé sur cuivre, Ecartelé, I et IV, à une levrette d’argent, colletée de gueules, le chef d’or, chargé de trois étoiles d’argent (Chamillart) ; II et III, fascé-nébulé d’argent et de gueules (Rochechouart) figure sur le premier contreplat de l’ouvrage. Par sa mère il se trouve être aussi le petit-fils de Germain-Louis Chauvelin (1685 – 1762), garde des sceaux de Louis XV. 

chamblason

Le manuscrit petit in-folio sur papier, relié en parchemin, possède 452 pages (plus deux pages de tables) ; il peut être daté du milieu du XVIIe siècle. Sa petite écriture régulière et apparemment soignée, mais en pattes de mouche, est difficile à lire. Il alterne les parties sans ratures ni ajouts en marge avec d’autres où de nombreux passages sont biffés, corrigés en marge ou entre les lignes, ce qui rend la lecture encore plus difficile. 

Ce manuscrit était-il destiné à être imprimé ou était-il la compilation personnelle d’un amateur érudit ou d’un professeur susceptible d’en utiliser la matière, très dense, pour des cours à l’usage d’étudiants ? Quoi qu’il en soit, l’ouvrage nous semble avoir demandé un énorme travail de recherche et de composition. Il est regrettable que nous ne puissions en connaître l’auteur. 

Nous présentons ici De l’ancienne Gaule, p. 421 – 430. Suivent ensuite Des Gaulois en Illirie et Trace, p. 249 – 250 et De la Gaule soubs les Romains p. 431 – 437. Les mots entre crochets signifient une lecture vraisemblable. Les points de suspension entre crochets les mots encore  à déchiffrer. Les lettres ou les mots en italique sont des interventions de notre part.

De l’ancienne Gaule (p. 421)

Quoy que les Gaulois ayent remply toute la terre de leur nom et qu’il[s] s’i soyent fait admirer à toutes les nations du monde  par leur courage et adresse si n’ont-ils peu rencontrer dans les siècles passés un historien qui ait discouru soigneusement de leur origine de leur gouvernement, estat et actions.

 Que si quelqu’ un de ces fameux  écrivains d’entre lesquels les Romains ont parlé d’eux, ce n’a été que par rencontre, c’est que leurs actes leur ont donné occasion de faire que les histoires anciennes sont bien pleines de leur nom mais nulle ne contient leur histoire encor que négligence est cause que nous n’avons la plus grande partie des faicts avant que les Romains les ayent vaincus et qu’ils ne prirent conjectures et équivoques des anciens auteurs une histoire assés complète [de leur nation qu’il n’i en a point de plus parfaicte entre toutes les anciennes[1]]en lesquelles la généalogie de leurs princes, leurs actes généraux et leurs plus particuliers faits se trouvent aussi clairement marqués comme ont été ceux des Grecs et Romains et leur donnent une antiquité  si que celle qu’il fut encor que on sache que les lectres ne manque[nt] parmy les Celtes.

Or de tous ces discours nous ne prendrons que ce qu’il y a plus d’aparance ou pour mieux dire nous ne mettrons ici que les mensonges qui ont esté receux avec plus de consentement et de croyance et disons que le nom de Celte qui est le plus ancien nom des Gaulois est un nom si général qu’il s’estent sur tous les peuples qui habittent depuis la mer Major[2] jusques aux Alpes et en la mer Ibérique.

Les Grecs les ont aussi apellés Galathes mais leur plus commun nom est Gaulois dont l’étimologie ne se doit chercher dans l’hébrieu, grec ou latin mais dans la langue gauloise qui nous est maintenant incognue. Quant à leur gouvernement ancien sçavoir s’il estoit monarchique ou de plusieurs ou s’il estoit composé comme l’estat de l’empire où maintenant[3] plusieurs princes souverains sont parties d’un mesme corps qui est aussi souverain se tant est qu’on puisse mettre différence entre deux souverainetés nous n’en pouvons rien dire d’assuré y ayant maintenant quelque aparance qu’ils eurent plusieurs sortes de gouvernement dans les Gaules puis que nous oyons souvent parler de leurs assemblées générales de leurs princes, mesmes souvent de leurs

/422/ démocraties comme aussi des nations entières qui dominoyent sur les autres, des rois électifs, des héréditaires, des autres qui changeoyent avec la volonté des peuples.

Mais toutes ces choses ne touchant que soit par le récit de leurs […], les laisserais pour parler seulement de leurs actions les plus vraisemblables. Par le consentement universel de tous les [auteurs] Samothès ou Dis est le père de tous les Gaulois. On dit que ce Samothès des plus proches descendans de Noé suivit Janus son père ou son cousin en Italie d’où il vint aux Gaules où il establit un royaume du temps de Nembrot[4] et aprint une doctrine particulière de laquelle depuis les druides s’en réservèrent


[1] Ligne raturée dans le texte. [2] La mer Noire. [3] …où maintenant plusieurs princes … [4] Nembrot ou Nimrod.

la congnoissance et la gardèrent entr’eux par le moyen de la cabale. Samothès ou plus tost Magus son fils édifia aussi plusieurs viles et fut la source de tous les rois que le faux Manéthon[1] et Bérose[2], Annius de Viterbe[3] et plusieurs tels resveurs ont conservé la généalogie de père en fils. Après luy Sarron , Drius et son fils proche, ses descendans fondèrent l’ordre des druides ou philosophes gaulois. Drius fut père de Bardus autheur de la poésie, de la musique, d’une plus experte cognoissance de la religion et de l’histoire car il en dressa une […] afin qu’elle peut estre plus facilement aprise par le peuple et conforme à la postérité. Avant lequel temps on trouve quelques viles fondées en Gaule par d’autres princes comme Trebeta, fils de Ninus[4], qui étant chassé de Ninive par Sémiramis vint bâtir Trèves aux Gaules long temps depuis laquelle car nous ne nous arresterons pas au temps de la généalogie de ces premiers princes.

Narbo fils de Galathes[5] bastit Narbonne. Mais six années après celuy Galathes regnoit sur les Celtes qui vainquit les Sarmates qui vouloyent entrer en son païs, envoya des peuplades par toutes les parties et acquit tellement l’amour de ses subjets qu’on croit que pour l’amour de luy les Gaulois quittèrent leur nom ancien de Celtes. Ce ne fut pas loing de son règne que l’Hercule [grege] ou plustost le Gaulois combastit en premier Aegion et Belgion[6] enfans de Neptune et célèbres voleurs. Je dis l’Hercule Gaulois  parce que toutes les nations du monde avoient choisi d’avoir des Hercules et pour cela ont donné ce nom à tous leurs hommes forts et vaillans n’y ayant pas aparance qu’un seul homme des anciens d’une vie médiocre eut peu avoir tout le monde et achever tant de belles entreprinses et tant plustot active que les Grecs ont ramassé les gestes des grands hommes qui avoient vescu au monde pour l’attribuer à leur Hercule[7].

On dit que les Afriquains commencèrent ce commerce et qu’un d’eux y ayant

/423/ mené de grandes colonies édifia Vienne aux Allobroges pour estre la métropole de toutes les Gaules et y [dressa] un sénat pour juger de tous les différents qui y pourroyent survenir. La venue de cest Afriquain fut trois cens ans avant celle des Phocenses[8] le[s]quels chassés de l’Asie par les cruautés des Perses l’an de Tarquin l’ancien[9] et cherchant quelque lieu pour pouvoir habiter en asseurance arrivèrent en ceste plage où depuis ils bastirent la vile de Marseille où ils attachèrent leurs batteaux, descendirent à terre et invités de la beauté du lieu et de la faveur que Senanus[10]  roy de la Gaule Narbonnaise leur portait ils y fondent cest[e] vile qu’ils façonnèrent à la grecque en loix langues et coustumes et luy donnèrent de si bon fondemens qu’elle a depuis esté une des premières viles des Gaules tant en grandeur qu’en police et mesmes en  maniement des armes.

Ainsi ceste vile faisant de grands acroissemens et fourmillant en richesses et en peuple excita la jalousie de ses voisins qui luy coururent sus conduits par le fils de Senanus apellé Comanus[11] qui ne


[1] Manéthon de Sebennytos, historien égyptien du IIIe s. av. J. C. [2] Bérose, dit Bérose le Chaldéen, né à Babylone entre – 340 et -  323. [3] Annius de Viterbe (1432-1502) publia en 1498 une histoire en cinq livres sous le nom de Bérose. [4] Trebote légendaire fondateur de Trêves, fils de Ninos roi d’Assyrie. [5] « Narbo ou « Harbon fils de Galates duquel sont nommés les Gaulois » d’après Lemaire de Belges, T. I, éd. Stécher, 1882. [6] Albion et Bergion. [7] En marge : « Après cest Hercule que les anciennes fables font venir Francus fils d’Hector aux Gaules auquel finissent ces anciens historiens mais où l’on fait commencer une nouvelle race de rois que nous ignorons maintenant ». [8] D’après Adon, archevêque de Vienne (800 – 875), Venerius, africain banni de son pays, aurait fondé la cille de Vienne.  Les Phocéens, habitants grecs de Phocée en Ionie (Asie Mineure), prise par Cyrus le Grand en – 546. [9] Tarquin l’ancien ( 616  -  578 av. J. C.). [10] Senanus, roi légendaire des Gaulois Liguriens et Salyens. [11] En – 572.

suivoit pas les traces de son père comme il arrive peu souvent que les affections des pères passent dans celle des enfans mais la foule de ces peuples qui avoit couru à la ruine des Marseillois fut desfaitte par un petit nombre de Phocéens se servant de l’ordre qu’ils avoyent porté de la Grèce et par le gain de ceste battaille accrurent la juridiction et leur crédit en sorte qu’ils jettèrent de leurs colonies en beaucoup de lieux, civilisèrent leurs voisins, leur communiquèrent leurs arts et les sciences grecques et leur ostèrent l’humeur barbare et furieuse […] auparavant.

C’est là comme les Grecs parlent. Toutefois il y a aparence que les Gaulois en ce temps là ne furent pas si barbares qu’on les descrit et qu’ils peurent bien apprendre la civilité grecque des Phocenses encor qu’ils eussent aussi parmy eux des loix, des sciences et de courtoisie ce qui est aparant parce qu’alors les Gaulois avoyent des rois celtes, des rois précédens qui estoyent chef[s] de puissantes républiques excellemment bien gouvernées comme il est  puisque sans l’ordre elles n’eussent pas peu si longtemps maintenir la concorde entr’eux et y estendre leurs conquestes par tout le monde.

Car nous trouvons par toutes les bonnes histoires qui écrivirent le temps de l’édification de Marseille [que] Ambigat[1] régnoit en Berry et en la pluspart des Gaules. Après qui vint Bituriges son fils qui édifia Bourges lequel voyant que les Gaules estoyent trop peuplées fit deux troupes des Gaulois pour aler conquérir chacun une nouvelle habitation leur marquant le païs où il voulut qu’ils alassent faire leur demeure. Belovese[2] nepveu d’Ambigat fut conducteur de celle d’Italie à qui les Alpes d’abord peurent faire croire qu’on leur avoit donné le pire, mais voyant à la descente d’icelle[s], la beauté du terroir, la fertilité d’iceluy, le vin qu’elle produit et les autres avantages dont la nature avoit gratifié en ce temps l’Italie par-dessus les Gaules, jugea et bien à propos qu’il avoit eu la meilleure part. Ce qui leur fit 

/424/  conquérir avec valeur et s’y establir avec soin en y formant des estats qui depuis ont fait trembler l’estat romain. Ceste conqueste contenoit depuis les Alpes jusques au Pô et comprenoit mesmes la Ligurie et un peu de la Toscane tout cela sous le nom d’Insubrie ou Gaule cisalpine qui estoit un païs que les Gaulois remplirent de belles viles comme Milan, Parme et Crémone et plusieurs autres qui sont encore en grand lustre en Lombardie. Segovese[3] son frère qui avoit eu le septentrion en partage ne rencontra pas de passages si rudes que Belovese avoit fait mais aussi il ne trouva pas un païs si doux ni un climat si tempéré. Il falut qu’il combatte des hommes plus farouches et des courages plus à cors mais quelle difficulté qu’il y trouvât il ne laissa de fonder des royaumes considérables desquels l’ignorance des bonnes lettres ostère la mémoire. Seulement on conjecture que les Boyens[4] habittans de Bohème sont des restes de ceste armée et que les François qui depuis ont ocupé la Gaule en estoyent aussi descendus d’où vient que quelques faux historiens continuèrent les rois anciens gaulois, qu’ils ont imaginé depuis Francus[5] par ceux des Français qu’ils disent avoir régné en Alemagne. Mais pour revenir à Belovese  pour lequel on a plus de cognoissance que de l’autre nous dirons qu’il chassa Roctus roy de Toscane et le contraignit d’aller habiter aux Alpes [Lepuilliennes] et plusieurs autres Italiens s’enfuirent jusques en la Pouille. Après quoi il bastit des viles au-delà du Pô comme il avoit fait au cœur du païs puis arresta ses conquestes et les afermit au mieux qu’il peut. Le

[1] Ambigatos, roi des Bituriges de Bourges né vers – 600. [2] Bellovesos. Son historicité n’est pas avérée. [3] Segovesos. Son historicité n’est pas avérée. [4] Boïens. [5] Roi légendaire, fils puiné et mythique d’Hector.

passage de ce Belovese fut suivy de celuy d’Elitovius qui [fut] le second gaulois, traversa les Alpes avec  une armée qui ocupa Brixia et Véronne païs des Libuens[1].

Mais au mesme temps que Brennus[2] alait en Italie une autre grande troupe gauloise s’ala loger en Illirie[3] ou elle bastit de grandes viles et fit de puissantes colonies desquelles nous avons parlé ailleurs. Or les Gaulois y ont fait auparavant plusieurs colonies en d’autres contrées desquelles on ne peut pas parler avec tant de clarté que des précédentes comme celles d’Espagne qui a pour tesmognage le nom de Celtibere et de Portugal, celle de l’Albion qui y amène la religion des druides pour une marque assurée que les Gaulois sont sortis de Gaule et plusieurs autres trop longues à dire.

Mais ces Gaulois que Brennus avoit amenés furent incontinent employés par un prince toscan nommé Aruns[4] ausquels ceux de Clusium avoyent refusé obéissance tellement que Clusium fut assiégés par eux[5]. Ce que voyant les Romains qui jusques alors avoyent esté invincibles et qui estoyent les arbitres de l’Italie prièrent les Gaulois par leurs ambassadeurs de lever ce siège et n’occuper rien sur les aliés du peuple romain mais Brennus ayant veu un de ses ambassadeurs combattre pour les ennemis fit ce que les Romains demandoyent,

/425/ quitta le siège de Clusium mais ce fut pour aller à Rome vanger l’injure des ambassadeurs Romains. Il la print facilement après avoir battu l’armée romaine en chemin et [entrés, respandant un feu […]  enclos du Capitole, tout[6] la république laquelle il l’avoit réduite à racheter leur liberté avec l’or si le dictateur Furius Camillus[7] ne l’eut délivrée par le fer et n’eut vaincu les Gaulois qui croyent d’avoir tout vaincu.

Cependant dans la Gaule les Marseillais faillirent à se perdre pour avoir trop tesmogné d’affection aux affaires des Romains en leur ayant envoyé de l’argent pendant le siège. Ce bon office esmeut tellement leurs voisins qu’ils l’assiégèrent sous la conduite de [Carpandes]  longuement et inutilement. Depuis les Gaulois ne laissèrent pas d’envoyer de nouvelles colonies par tout le monde encor que le voyage de Brennus eut esté malheureux, la plus grande desquelles furent les trois troupes commandées par Cérétrius[8], Brennus et Achicorius qui se jettèrent en Trace , Illirie et Macédoine suivant la piste d’une autre grande armée commandée par Carabandes qui auparavant avait pillé à son aise les susdites provinces. Ceux cy acquirent une telle authorité au païs où ils se logèrent que tout ployait sous leurs armes et dépendoient de leur arbitrage ainsi que nous avons dit ailleurs. Un Belgius[9] suivit ces trois capitaines et acheva de dompter l’Illirie mais fut chassé de Macédoine. Et depuis se joignant avec plusieurs autres ala jusques au fond de la Grèce et de la Trace où il establit un assés grand royaume qui y a duré quelques races de quoy aussi nous avons desjà parlé. Mais pour achever le discours de ces diverses peuplades nous dirons que Lucterius[10] fit passer la mer aux Gaulois et qu’il forma dans la petite Asie le royaume de Galatie ou Gallogrèce par la crainte et consentement des princes voisins. Après lequel on parle encor d’une autre armée qui alant en Illirie et Trace soubs la conduite de Athé et


[1] […] Et les Boyens et ceux de […] y envoyèrent une nouvelle armée qui […] Et finalement ceux de […] Brennus remplit…l’Italie […] les Romains qui n’avoyent pas encore [douté] ce qu’ils valoyent]. (Passage en partie biffé, surchargé, confus). [2] Un des chefs des Senons (IVe s. av. J. C.). [3] Illyrie. [4] Arruns roi de Clusium (aujourd’hui Chuisi) en Etrurie. [5] En – 391. [6] « tout », du verbre toudre (tolir, moyen français), enlever, saisir, d’où : supprimer, faire disparaître ? [7] Marcus Furius Camillus, v. 446 – v. 365 av. J. C. [8] Cérétrius, chef gaulois… l’an – 281 fut chargé par Brennus d’entrer dans la Thrace. [9] Belfius. [10] Lutorios ou Lotarius.

 

Galathe se perdit entièrement par leur discorde après s’estre combatus d’une telle opiniatreté que les restes ne furent pas capables de poursuivre le voyage qu’ils avoyent entrepris. On dit que ce combat   vint en Italie l’an avant […] 226.

Laissant donc tous les Gaulois d’Asie et Illirie desquels nous avons parlé en leurs lieux souverainement, nous viendrons à ceux de l’Insubrie et à ceux qui avoyent brulé Rome le[s]quel[s] aquirent par ce moyen une telle réputation que toute l’Italie estoit comme leur esclave. Rome seule leur faisoit teste mais avec tant d’apréhension de leurs courses que l’on ne tenoit point les cérémonies ordinaires en la levée de leurs gens de guerre lorsqu’il s’agissait d’aller contre les Gaulois. 

/426/ […] [1] Et premièrement 23 ans après Camillus[2] dictateur pour la cinquième fois les chassa d’Italie.   Le dictateur Titus Pennus[3]  6 ans après les défit près la rivière d’Anien[4] où Manlius acquit le nom de Torquatus[5] pour avoir osté une chaîne à un Gaulois en duel, de là ils se joignirent aux Tiburtins quelques années puis avec les Toscans qui prêtèrent leur alliance à celle des Romains et avec eux ils furent [déceus…] par le dictateur Sulpitius[6].  Popilius[7] triompha d’eux quelques années d’après les ayant desfaits au païs latin et l’année d’après le consul Camillus[8] renouvella la victoire de son père en le[s] chassant  d’auprès de [Rome] et ce fut lors que Valerius Corvinus[9] acquit ce dernier nom  pour un corbeau qui s’estoit mis sur son casque combattant un Gaulois. Depuis joint avec les Samnites et Toscans, Decius Mus[10] fut contraint de se vouer à la mort avec quelques cérémonies afin que le démon  avec auquel il avoit donné son âme arrachast  la victoire des mains des Gaulois[11].

Mais un an après Cecilius[12] n’eut pas une pareille fortune car les Gaulois le vainquirent et tuèrent. Et Dolabella[13] son successeur au consulat eut la revanche de ceste victoire et les défit  avec tous leurs aliés. Après laquelle victoire les Romains estant vainqueurs de toute l’Italie et des Cartaginois donna le moyen et l’envie d’aller visiter les Gaulois Liguriens en leur païs et de passer le Pô qu’ils n’avoyent osé regarder qu’en crainte depuis que les Gaulois en avoyent habité les bords. Une autre guerre aussi grande que la précédente obligea aussi peu après les Romains  de faire un nouveau […].

Ce fut la nouvelle qu’ils eurent du grand aprest que faisoyent les Gaulois Transalpins pour venir piller l’Italie et desfendre leurs anciens frères Insubres. Ce furent les Gaulois Boyons qui passèrent les Alpes estant les premiers […] de tous leurs voisins. Les Romains donc pour les combattre hors de leur païs passèrent le Pô et alèrent à leur rencontre. La victoire fut pour eux. Les Gaulois et leur roy, Bretons y


[1]  Passage biffé qui comprend le commencement de la phrase à la fin du f. 425 : [La loy des exemptions estoit abolie, les prestres et les viellards  /426/ [qui estoyent francs de toutes charges ne les avoyent pas de celles des armes lors qu’on parloit du tumulte gaulois […] des quelques guerres que les Romains ont eu avec eux avant qu’ils ayent esté chassé en Insubrie et de la victoire desquelles ils ont fait un fort grand cas. Camillus le fils les desfit depuis après une guerre […] et les chassa de [Tivoli]. Torquatus qui avoit pris ce nom pour avoir osté une chaîne d’or à un Gaulois les battit aussi quelque temps après et c’est le […] qui les ait chassés de la campagne de Rome. Après lui Decius Mus fut contraint de se vouer à la mort avec des cérémonies afin que les démons à qui il avoit donné sa vie arrachassent la victoire des mains des Gaulois].     [2] Marcus Furius Camillus, de nouveau dictateur en -   367. [3] Titus Quinctius Poenus Capitolinus Crispinus, dictateur en – 361. [4] En – 361. [5] Titus Manlius Imperiosus Torquatus (né en – 400 ou vers – 380. [6] Caius Sulpicius Peticus, consul en – 364. [7] Marcus Popillius Laenas, consul en – 359. [8] Lucius Furius Camillus, en – 349. Consul en – 338. [9] Marcus Valerius Corvus (vers 371 – vers 271 av. J. C.). [10] Publius Decius Mus (vers 377 – 340 av. J. C.). [11] En – 340.  [12] Lucius Caecilius Metellus Denter, en – 283. [13] Publius Cornelius Dolabella, consul en – 283.

 

furent vaincus et contraint de retourner chez eux ou de vivre paisiblement avec les autres Insubriens. Mais peu après les Liguriens peuples gaulois commencèrent la guerre aux Romains qui fut peu de choses auprès de celle que les Gaulois Transalpins renouvellerait deux ans après par le passage de Congolitan et Aneroeste[1] la réputation duquel estonna plus les Romains que toutes les autres courses que leurs devanciers eussent faittes car ils armèrent plus de peuples contre eux qu’ils ayent jamais fait contre les Samnites ou contre les Cartaginois. La grandeur de leur armée peut aprandre la grandeur de leur apréhension car tout ce qui pouvoit porter les armes suivit  les consuls mettant ainsy encore un coup leur République et leur vile au hazard de se perdre s’ils eussent perdu la bataille. Les [Destins furent tenus] à leur grand nombre. Les Gaulois qui vouloyent vanger sur les Romains la peine de ceux qu’il[s]  avoient desfaits auparavant se laissèrent

/427/ vaincre après néanmoins un fort grand combat auquel le consul Attilius[2] mourut  et des deux généraux gaulois Congolitan fut tué et Aneroeste se tua soy-mesme.

Ceste desfaite arrivée au milieu de l’Insubrie ruina la puissance des Gaulois en Italie laquelle néanmoins ils disputèrent longtemps avant que tomber mais enfin il falut qu’ils fondissent tout d’un coup ayant été sapés de partout. Car à part ce combat Flaminius[3] emporta diverses victoires sur les Boyens qui habitoyent lors auprès de Boulogne et sur les Insubriens  lesquels Marcellus[4] l’espée des Romains contraignit enfin de se confesser vaincus après avoir emporté sur eux une fort grande victoire en laquelle il tua Virdoman[5] roy des Gessates de sa propre main et finit par ce beau coup ceste guerre qui avoit tant et si longtemps tenu Rome en cervelle[6].

Juste après les Gaulois pour montrer le peu d’amitié qu’ils portoyent aux Romains souffrirent que Hannibal passât dans leur terre pour les aller combattre en Italie. Ce fut alors que cest Hannibal termina comme arbitre le différent qui estoit entre Brancus roy des Allobroges[7] et ses frères touchant le gouvernement du pays. Car alors toutes les Gaules comme nous avons dit consistoyent en diverses principautés particulières qui néantmoins avoyent une assemblée générale et commune telle que pouvait estre celle des amphictionies[8] qui jugeait des affaires et des différens de tous ces princes. Hannibal  passé en Italie eut plusieurs avantages sur les Romains ce qui fit que les Gaulois Boyens vers Boulogne se voulurent remettre en leur première liberté y étans aussi invités par les exemples de plusieurs viles d’Italie. Pour cest [estat] ils tuèrent le préteur Posthumius Albinus[9] qui commanda deux légions laquelle exécution eut peu de suite non plus que celle des Liguriens suivie après de la desfaite d’Hannibal pour laquelle ils avoyent apellé d’autres Gaulois et receu les Afriquains qui croyaient rester en Italie.

Furius[10] les desfit tous au siège de Crémone[11]  et quelques autres. Car […] Valerius[12] et puis Minutius[13]  desfirent aussi et pardonnèrent aux Boyens qui s’estoyent révoltés desquel[s] le nom se perdit peu


[1] Anéroeste. Chef gaulois des Gésates (IIIe s. av. J. C. Avec Concolitan et le chef insubtien Britomar, il fut vaincu par les Romains à la bataille du cap Télamon (Talamone, en Toscane) en – 225. Anéroeste parvint à s’échapper et se suicida peu après. [2] Caius Atilius Regulus, – 225. [3] Caius Flaminius Nepos. [4] Marius Claudius Marcellus, – 222. [5] Viridomaros, tué à la bataille de Clastidium (Castegio), en – 222. [6] « Tenir qqn en cervelle » : lui donner des inquiétudes (Cnrtl). [7] Branéos, roi des Allobroges en – 218. [8] « Amphictyonie » désigne en Grèce antique une ligue à vocation sacrée. [9] Lucius Posthumius Albinus, -  216. [10] Lucius Furius Purpureo, préteur en – 200. [11] Bataille de Crémone gagnée par les Romains opposés aux Gaulois Cisalpins qui assiégeaient la ville, en – 200. [12] Lucius Valerius bat les Boyens en – 195. [13] Quintus Minutius Thermus, né vers – 231, consul en – 197, vainqueur des Boyens en -193.

 

après en Italie, ce qui a fait croire à plusieurs qu’ils s’estoyent retirés en Germanie et y avoyent donné au royaume de Bohème dont ils revindrent du temps de Jules César habitués aux Gaulois. On dit que ces Gaulois Boyens tenoyent le delà du Pô et les Insubriens le deçà. Les Liguriens après la desfaite que Furius[1]  fit d’eux prindrent encor les armes et tuèrent le consul Scipion et furent peu après :: ruinés par Cethegus[2] aussi bien que par les Boyens et Insubriens qui se [rendirent encor] ceste mesme année encor qu’ils ayent peu après donné encor sujet à un triomphe que fit Scipion Nasica[3] d’eux. Après cela Marcellus desfit les Gaulois qui ayant passé les montagnes [estoyent entrés] en Italie et les Liguriens furent desfaits par Paulus Emilius[4]  qu’ils avoyent assiégé dans son camp. Mais la paix qu’il leur donna dura peu si qu’ils prindrent les armes et tuèrent le consul Scipio et donnèrent beaucoup de peine à les  mettre soub le joug romain lequel néantmoins le consul Fulvius[5] leur fit prendre comme eux autres Gaulois d’Italie.

Maintenant l’histoire gauloise commencera d’estre  mieux cognue pour avoir plus de connexion avec la romaine d’autant qu’estans 

/428/ aprochés de leurs fonctions ils pouvoyent se mêler de leurs affaires plus facilement que lors qu’ils en estoyent si esloignés. La première occasion leur en fut donnée par les Marseillois. La [seconde] Rome, la vile desquels estoit dès longtemps aliée de celle de Rome et dès longtemps aussi estoit haye des Gaulois pour l’envie qu’ils portoyent à leur richesse et de ce qu’ils estoyent si bien avec le peuple romain. Lors donc que toutes les guerres insubrienes et ligurienes furent finies les voisins des Marseillois qu’on apelloit Saliens peuples gaulois ou comme d’autres disons de la Ligurie quatriesme ayant quelque chose à demeler avec ceste vile la vindrent assiéger et joignirent à leurs armées le secours des Liguriens Alobroges et Voconces leurs aliés.

Alors Marseille jugeant ne pouvoir divertir cest orage sans estre couverts des lauriers des Romains les prièrent de les venir secourir ce qu’ils firent d’autant meilleur cœur qu’il[s] s’aquitoyent par ce moyen de l’obligation des  anciens services des Marseillois envers eux et qu’aussi ce secours leur donnoit un[e] entrée dans les Gaules qu’ils avoyent si longtemps désirée. Fulvius Flacus[6] fut le chef de ceste entreprise qui desfit d’abord les assiegeans et remarqua si bien la beauté du païs et la facilité de battre les Gaulois dans leurs terres qu’il augmenta par le récit qu’il en fit l’envie que le Sénat en avoit conceu de longtemps. Sextius Calvinus[7] fut envoyé après luy lequel ayant eu un mesme succès contre les Saliens fit comme les bons ménagers qui pour ne perdre pas leur meubles les marquent de leur chiffre, luy aussi marqua la Gaule du signe que les Romains avoyent acoustumé de mettre aux païs qu’ils vouloyent conquérir qui estoit le dressement des colonies. Luy aussi bastit en Provence celle d’Aix qu’il apella de som nom et de celuy de sa situation Aquae Sextiae[8]. Le roy des Saliens


[1] Publius Furius Philus, en – 223. [2] Gaius Cornelius Cethegus, né vers – 203. [3] Cnaeus Cornelius Scipio Nasica (230 – 171 av. J. C.), en – 191. [4] Lucius Aemilius Paullus, en – 181. [5] Marcus Fulvius Flaccus, en – 123. [6] Marcus Fulvius Flaccus. [7] Caius Sextius Calvinus. [8] En – 122.

 

Teutomal [1]qui s’estoit retiré en Auvergne en vint cependant avec une grande armée composée des Auvergnats et Voconces que Domitius Aenobarbus[2] vainquit encor près de la Sorgue en un lieu dit Vindenulium[3]. Après luy Fabius[4] vainquit encor ces mesmes peuples auprès de Valence et print prisonnier Bistuit[5]  roy des Auvergnats ou comme d’autres disons Betulle roy des Allobroges par laquelle grande victoire le roy des Saliens et tous les autres princes ses voisins perdirent leurs souverainetés et les Romains suivant leurs anciennes coutumes ne firent de tant de peuples et de païs qu’une seule province qui contenoit […] depuis une grande partie du Languedoc que [Martius Narbo[6] vinquit peu après et y édifia Narbonne[7] de qui toute ceste province eut le nom], une partie du Daufiné jusques l’Isère et toute la Provence et mesmes la Savoye. Et ceste 

/429/ fut en telle estime parmy ceux qui sans i adjouter aucun apellatif ils la nommoyent la Province de laquelle mesmes ils estoyent aussi jalous que de l’Italie comme prétendant par l[à][8] un moyen de s’assurer de l’Hespagne et de conquérir la Gaule et la Germanie.

Ceste province leur donna bien tost de l’emploi pour la desfendre des Cimbres qui en ce temps ayant quitté leurs contrées septentrionales et aperçu les Gaules […] durant  et furent desfaits près d’Aix par Marius[9] en son quatriesme consulat après néantmoins qu’ils eurent fait périr beaucoup d’armes romaines comme nous avons dit ailleurs. Ce Marius fit le mesme aux Tigurins et Ambrons peuples gaulois qui alloyent chercher en Italie des logemens plus agréables que n’estoyent leurs demeures des Alpes. Leur desfaite fut au 6[e] consulat de Marius  pendant laquelle guerre Servilius Cepio[10] agrandit la province par des conquestes qu’il fit vers les païs des Tectosages et Tolosates en pillant Toulouse. Les despouilles de ceste vile luy furent malheureuses (car il fut desfait des Cimbres peu après) comme estant  le butin des temples de la Grèce qui avoyt aussi porté malheur aux premiers sacrilèges tellement que depuis l’or de Thoulouse est venu en proverbe aussi bien que le cheval de Sejanus[11].

Après quoi les Gaules demeurent entièrement en paix car l’histoire n’y remarque aucune guerre ne faisant mention ce temps là des Gaulois et rien de considérable si ce n’est la conjuration de Catilina en laquelle les ambassadeurs des Allobroges entrèrent au nom de leurs princes. * Mais Catilina ayant esté vaincu le Sénat [punit] par les armes […] la mauvaise volonté de ceste nation et la démonstration qu’ils avoyent faicte d’haïr le joug des Romains.  Toutefois les aprêts que les Alemans et Suisses


[1] Teutomatos, Teutomalios. Vers – 124-123. [2] Cnaeus Domitius Ahenobarbus (vers 165 – vers 104 av. J. C.), général et consul en – 122. [3] Vindalium. – 122. [4] Quintus Fabius Maximus, dit Allobrogicus, vers 164 – avant 100 av. J. C.  [5] Bituitos (ou Betulle) roi d’Auvergne, s’était allié aux Allobroges. – 121. [6] Martius Narbo est un nom fictif. Narbo Martius est le nom antique et latin de la colonie à l’origine du nom de Narbonne. Mots ajoutés en marge. [7] En – 118. [8] « par lun… ». [9] Caius Marius (157 – 86 av. J. C.) – 102. [10] Quintus Servilius Caepio, né vers – 150, consul en – 106. [11] Cneus Sejus, tué parc Marc Antoine. Aulu Gelle L. 3, ch. 9.

faisoyent pour envahir les Gaule furent[1] encore une puissante raison pour faire donner à Jules César le gouvernement des Gaules à quoy le Sénat enjoignit une seconde autant importante que la première qui estoit de s’enrichir des despouilles de ceste province et d’aquérir une réputation singulière de la conqueste d’icelle *[2].

Les contentions des [Aeduices] ou Authunois[3] contre les Auvergnats ayant donné le dernier branle à la perte de la liberté des Gaules, nous prendrons l’affaire de plus loing. C’est chose merveilleuse que lors que les destinées d’un estat aprochent alors les causes de sa ruine viennent des lieux ausquels on pensoit le moins. Ces deux peuples qui devoyent estre plus [intenses] à garder la liberté de leur patrie pour la grande authorité qu’ils y avoyent  furent les premiers […] pour y faire entrer les larmes. Or les Auvergnat

/430/ avant les batailles qu’ils avoyent perdu[es] contre les Romains avoyent la proéminence dans toutes les assemblées et la disposition des affaires qui regardoyent le général des Gaules. Mais les Authunois voyant que les malheurs passés les avoyent affaiblis comme c’est l’ordinaire que les princes trouvent plus tost dans l’adversité des spoliateurs que des consolateurs et des amis leur ostèrent dorénavant ceste authorité et se l’aproprièrent. Les Auvergnats ne pouvant d’eux-mesmes se remettre en ce droit qu’ils avoyent peut-estre usurpé sur quelque autre avec autant d’injustice apellèrent les Germains auquels la mémoire du voyage des Cimbres donnait envie de changer de païs.

Ces Germains doncques conduits par Arioviste leur roy ne demandant pas mieux que de venir piller les Gaules coururent au secours des Auvergnats et pour leur querelle destruire les Aeduins et les Sequanois et firent semblant après ceste desfaite de esfectuer ce pour quoy ils estoyent venus. Mais une nouvelle troupe de Germains les ayants joints ils absujetirent la Gaule sous eux-mesmes, habitèrent au païs des Séquanois et tindrent ainsy et leurs amis et leurs ennemis tributaires pour 14 ans.

Après cela un nouveau malheur cuida mettre les Gaulois en un plus misérable estat. Les Helvétiens à l’imitation des Tigurins cy dessus voulurent changer de demeure. Orgétorix[4] un de leurs principaux hommes leur fit follement mespriser par ses harangues la povreté et l’horreur de leurs montagnes qu’enfin il leur fit résoudre de bruler leurs 4 principaux cantons et mener toutes leurs familles jouir des douceurs de la Gaule. Avant quoy ils avoyent investi cest Orgétorix pour prétendre à la tirannie puis se mirent en chemin par le païs des Séquanois. Toutes ces causes concurrentes à la ruine des Gaules excitèrent à la fin les Authunois les plus  opressés de tous de recourir aux Romains ce que le Sénat escouta d’autant plus volontiers qu’il voyoit bien que par là l’empire des Gaules leur estoit présenté y ayant aparance que les Germains et Helvétiens vaincus les Gaules le seroyent aussi à cause de la discorde des princes d’icelle.

Ainsy ils donnèrent la commission à Jules César d’arrester les Helvétiens et chasser les Helvétiens ce qu’il embrassa avec  grand plaisir puis que par là le chemin d’aquérir de grands honneurs et de grands biens luy estoit ouvert. En effet en moins de rien il desfit les Helvétiens et les renvoya en leur païs. Il


[1] « Ils y envoyèrent pour cet effet le consul Cassius [ Lucius Cassius Longinus] qui fut vaincu par eux, ce qui fut …»,  biffé. [2] *…* :  Passage corrompu, biffures, surcharges en marge avec les mentions : « Alobroges », « Cotugnatus », « la bataille de Salon ». [3] Les Eduens. [4] Chef des Helvètes lorsqu’ils décidèrent de migrer vers la Saintonge en 61 av. J. C.

battit Arioviste[1] et le contraignit de repasser le Rhin, abatit les Belges qui trouvoyent du ressentiment pour la perte de leur liberté, subjugue les Sédunes[2] et Armoriques et Aquitains, passa en Germanie après avoir desfait les Tenctères et Usipettes[3], aborda la Grand Bretagne, i retourna et la vainque, l’année d’après vint à bout de la conjuration d’Ambiorix[4] et de la révolte des Gaules sous Vercingentorix[5] roy d’Auvergne et finalement le soumit, tout en 9 ans d’où il partit pour subjuguer sa propre patrie avec le fer et l’or des Gaulois comme plusieurs historiens disent.


[1] Chef germain (101 -  54 av. J.C. [2] Peuple celte établi en Valais central au Ier siècle  av. J. C. [3] Les Tenctères et Usipètes, peuples germaniques qui furent défaits au confluent de la Meuse et du Rhin en -  55. [4] Chef des Eburons, peuple belge du nord de la Gaule, au Ier siècle av. J. C. [5] Vercingétorix (vers 82 – 46 av. J. C.), chef et roi des Arvernes en – 52. La bataille d’Alésia eut lieu entre les mois de juillet et de septembre – 52.

 

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Des Gaulois en Illirie et Trace (p. 249 – 250)

L’an du monde …[1] les Gaulois voyant leur païs trop peuplé envoyèrent de leurs colonies en Illirie et Trace conduictes par Cambaulès[2] ce qui fut au mesme temps que Brennus[3] entra en Italie[4]. Un siècle après, ces pionniers furent suivis de trois troupes de Gaulois conduictes par Ceretrius, Brennus et Archierus[5] lesquels remplirent tout ce païs la Macédoine et la Grèce de la crainte de leur nom en façon qu’aucun n’osait [s’opposer] à eux. Belgius[6] y mena encor depuis une armée avec laquelle il acreut l’espouvantement que ces premiers y avoyent donné. Il fut toutefois repoussé de la Macédoine mais Brennus conducteur d’une autre armée desfit et tua Ptolémée Ceraunus[7] qui s’en disoit roy. Il fit le mesme à son successeur Sosthène et pilla en ce voyage presque toute la Grèce d’ici. Il se retira avec grand butin après avoir esté battu par les Phocéens en voulant piller le temple d’Apollon en Deslfe[8]. Ils l’avoyent aussi esté un peu auparavant en Macédoine par Antigone[9] qui pour cest action qu’on croyait impossible

/250/ fut fait roy de Macédoine. Brennus mourut au retour de ce voyage et après sa mort une troupe des siens passa en Grèce où ils fondèrent un royaume duquel on cognoit subséquemment trois rois. On dit aussi que ce fut alors que Lucterius enmena un[e] autre troupe en Asie et y establit le royaume de Galatie duquel nous avons parlé. Cependant des Gaulois d’Illirie qui avec deux de Trace qu’on croit avoir depuis pris le nom de Bastarnes[10] tenoyent toutes les provinces en subjection et mesmes leur crédit fut si grand que Conarus roy des Gaulois Traciens commanda les deffenses des princes d’Asie pour Bisance. Son prédécesseur avoit auparavant par un secours oportun empesché que les Siriens n’ostassent Attalus[11] roy de Pergame de son païs. On croit que Clondiqus roy des Gaulois Bastarnes[12] succéda à Conarus. Celuy cy estoit son assurance à Perseus roy de Macédoine[13] auquel les Romains faisoyent la guerre. Il le mesprisa par son avarice et s’en trouva fort mal comme nous avons dit. Depuis luy on parle de Dapiges que Crassus[14] lors qu’il avoit les Gètes et Daces au service d’Antoine[15]. Cest le dernier duquel on fait mention jusques aux Bastarnes qui au soulèvement général des peuples ont aidé aux autres à ruiner l’empire romain.


[1] Blanc laissé en suspens. [2] Vers 310 av. J. C. [3] Brennos. [4] Vers 387 av. J. C. [5] Acichorius. Certains auteurs pensent que Brennus et Acichorius sont la même personne, le premier n’étant qu’un titre et le second le vrai nom. [6] Belgius, Bolgios ou Bolg. [7] Ptolémée Keraunos (281 – 279 av. J. C.). Sosthène est le général de son armée. [8] Delphes. [9] Antigone II Gonatas (277 – 239 av. J. C.). [10] Confédération de peuples celto-germains. [11] Attale Ier roi de Pergame depuis 241 av. J. C. [12] Clondicus. Entre 179 et 168 av. J. C. [13] Persée roi de Macédoine (212 – 166 av. J. C.). [14] Dapiges roi des Gètes. Marcus Licinius Crassus (vers 60  – après 27 av. J. C.), proconsul de Macédoine en 29 av. J. C.  Il obtint le ralliement du roi géto-dace Rholès à Octave. [15] Ligne confuse en raison vraisemblablement d’un bourdon.

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 De la Gaule soubs les Romains (p. 431 – 437)

 

Après que Jules César eut subjugué la Gaule jusques à ce que Auguste l’eut divisée, il s’i passa peu de choses qui tesmoignassent que les Gaulois eussent envie de reprendre leur liberté quoyqu’ils eussent beau jour pendant les guerres civiles[1] et les désordres de l’empire romain. Au contraire ils furent tousjours fidèles à leur vainqueur et le servirent si bien qu’on crut que ces tresves des Gaulois principalement[2] luy avoyent fait vaincre le grand Pompée et la République romaine. Il n’i eut que la seule Marseille en toutes les Gaules qui se piquât du salut de la République romaine et encor croit-on que ce fut Domitien[3] qui face cause qu’elle fût si opiniâtrement pompéienne. César l’assiégea en alant en Hespagne et la print à son retour quoyqu’elle se desfendît extrêmement et que ce siège puisse estre mis dans les plus beaux de quoy on ait parlé.

Après la mort de César les Gaules furent quelque temps sans avoir affection pour aucun parti mais enfin son nom revivant en la personne d’Octavius[4] son nepveu elles se donnèrent à luy, soit pacifiquement ne ressentirent-elles [à] peine le mal que l’Italie souffrit en la conjuration des triumvirs. Munatius Plancus[5] lorsque les guerres civiles l’avoyent envoyé, y bâtit Lion et en fit la plus célèbre colonie de tout l’empire romain. Et de là toutes les Gaules se remplirent de colonies, de ce vient que tant de villes des Gaules se vantent encore d’avoir Rome pour mère. Peu après que les triumvirs eurent vaincu Brutus[6], les Aquitains se révoltèrent lesquels Auguste fit revenir à l’obéissance par les armes de Vipsianus Agri[pp]a[7]. Ceste victoire fit si bien recoignoistre la main d’Auguste par toutes les Gaules qu’ils souffrirent durement la nouvelle division qu’il en fit en quatre provinces. Cela toutefois n’empesche pas que les Gaulois ne fussent prompts à se rebeler à cause de l’avarice d’un certain Licinius[8] qu’Auguste avoit [commis] sur les tributs qui les tirannisa d’une telle façon qu’ils les contraignait de se révolter. Pour cest effet ils apellèrent les Germains pour venir à leur secours lesquels y vindrent avec autant d’espérance et de désir de s’en emparer que du temps d’Arioviste[9]. Mais Mélon[10] leur chef ne fut pas plustost entré en ceste province que Drusus luy venant au rencontre ne le desfit et ne luy fit repasser le Rhin et abandonner les Gaules sous la domination de leurs anciens maistres[11].

/432/ Ceste révolte apuyée sur les forces estrangères fut suivie d’une [courte] gauloise qui fut aussi inutile que l’autre laquelle arriva sous l’empire de Tibère. Julius Florus[12] et Sacrovir[13] armèrent les Authunois et Tréviriens[14] les deux peuples de la Gaule les plus puissans mais leur [escantre][15] ayant esté abandonné de […] furent desfaits sans grand combat et ainsi la Gaule fut apaisée et les autheurs de la sédition punis. Peu après Claude empereur abolit la religion des Druides qui estoit si ancienne qu’elle estoit née avant aucune déité des Romains et si révérée par les Gaulois Bretons et Germains qu’ils possédoyent entièrement les consciences de tous ses peuples. Toutefois ce mesme empereur esfaça l’injure qu’il avoit faitte à ceste nation en leur ostant leurs filosophes par la faveur qu’il leur fit les grands hommes de leur païs dans les rangs des maistres de la République romaine. Car en son temps et par sa volonté tous les Gaulois furent faits capables d’estre sénateurs et d’avoit par[t] aux honneurs de la République ce qui ne fut pas sans contraste puisque par ce moyen on ouvroit une grande puissance aux estrangers de maistriser la République et qu’on les admettoit aux honneurs qui jusques là n’avoyent  esté [destenus] que pour les citoyens naturels. Cest grand faveur n’empescha pas pourtant les Gaules de se révolter contre Néron mais ceste révolte fut plustost une recoignoissance de ce bienfait qu’une ingratitude puisqu’elle fait cause que la gangrene qui consumoit l’empire fut arraché[e]. Julius Vindex[16] gaulois estoit alors gouverneur des Gaules qui le premier de tous les capitaines romains fit soulever les légions et les peuples contre ce monstre. Toutefois il ne peut résoudre les humeurs qu’il avoit esmues d’autant que les légions de Germanie commandées par le plus grand homme qui fut en tout l’empire vainquirent ce Vindex mesmes contre [le consentement] de Virginius[17] leur général. Vindex se tua après ceste desroute mais pourtant quoyque les images et les auspices de Néron eussent esté victorieux [sur l’intant] ce bonheur ne tourna point au bien de Néron car les victorieux et les vaincus se joignirent aux légions hespagnoles qui peu après avoyent donné l’empire à Sulpitius Galba[18] leur général.

Une grande et nouvelle guerre troubla depuis toutes les Gaules et les païs voisins. [Ce furent les divers passages des armées devant les troubles suscités après la mort de Néron ce qui amène l’empire en les factions et désordres qui s’élevèrent en Gaule pour cela puis un certain][19] Macicus Boyen esleva un petit tumulte comme on entend gronder un tonerre avant que la foudre en suite. Cestuy cy se faisant apeller dieu et disant qu’il faisoit des [œuvres] divines ravit tellement les Gaulois en admiration qu’ils en oublièrent leur devoir et par ce moyen remplirent leur païs de beaucoup de confusions. Mais la divinité de ce Macicus eut une

/433/ éternité bien courte[20]. Sa réputation sa croyance et ses miracles esvanouirent en un moment et les esprits gaulois semblèrent s’acoiser pour un peu de temps afin d’estre plus rigoureux à faire un effort plus considérable pour les remettre en liberté. Toutes choses les y convioyent . L’empire ne sçavoit qui cognoistre pour chef. Les empereurs qui disputoyent l’empire sembloyent ne le mériter pas. Les légions estoyent sans discipline, les aliés sans obéissance et les estrangers sans respect. Ainsy toutes et quantes [fois] concurrents furent cause de la révolte des Gaules, de celle des Bataves et de la mutination des légions qui arriveront tout à la fois. Les Bataves et […] commencèrent soubs la conduite de Civilis[21] et [Brevis] Classicus Trevirois[22] et Tutor[23], de Langres[24], suivirent et adjoutèrent à ceste révolte le nom de l’empire des Gaules[25] par lequel ils faisoyent jurer tous ceux de leur parti et pour lequel ils croyent que toutes les nations s’esmouveroyent. Et en effet les Bataves recogneurent ce nouveau empire de Classicus. Les légions romaines prindrent le service d’iceluy estant mal satifaits du changement de leurs empereurs, de la conduite de leurs chef[s] et des pressions de leurs ennemis et toutes les Gaules leurs jurent obéissance. Mais le malheur fut pour ce nouveau empire que Vespasian[26] qui seul méritoit l’empire en demeura le seul possesseur. Et le respect que l’on porta à ses vertus pacifia et calma en un moment toutes les parties de l’estat tellement qu’il eut moyen d’envoyer contre les rebelles son parent Cerealis[27] lequel sans espandre beaucoup de sang esteignit le feu de ceste guerre tellement qu’après sa victoire et le pardon que Vespasian donna à tous, les rebeles légions revindrent à leur devoir. Civilis obéit volontiers et les Gaules reprindrent le mors comme ils l’avoyent auparavant ayant perdu Tutor et Classicus autheur de ceste rébellion.

De longtemps après on n’ouït parler aux Gaules que de paix hormis les courses que faisoyent par fois les Germains quand ils venoyent ravager l’empire romain tellement qu’on ne  parut dire un siècle durant que les Gaulois ayent tesmogné un aucun semblant de rebellion jusques à l’empire de Commodus[28]. Un Maternus[29] mit toute l’Hespaigne et les Gaules en confusion, voleur qu’il estoit il arma tous les voleurs, remplit tous les bois, guetta tous les grands chemins afin de nuire aux légions romaines qui gardoyent alors le dedans de ses provinces. Véritablement ses meschantes actions ne partageoyent rien moins qu’une fin généreuse et ceux qui jugent de la fin par les commencemens ou de l’humeur par les actions eussent été trompés en ce Maternus d’autant que son esprit pensoit à de plus grandes choses lorsqu’il commettoit ces voleries car voyant l’empire gouverné par un homme extrêmement lâche il se résolut de l’aler tuer et se mettre en la place croyant que son courage estoit plus nécessaire à la conservation de l’empire que l’efféminé

/434/ de Commode. Et peut-être un dessein si téméraire eut trouvé une heureuse fin par la laschetté des Romains de ce temps là s’il eût trouvé autant de fidélité à ceux qu’il employoit en ceste action qu’il avoit de générosité en son cœur. Mais il fut descouvert par ses satellites et [puny] en mesmes temps[30]. Cependant la commotion des Gaules ne s’arresta pas par sa mort. Ils vainquirent Claudius Albinus[31] lieutenant de Commodus puis les Gaulois s’arrétèrent tout d’un coup et luy favorisèrent dès qu’ils eurent apris qu’après la mort de Commode[32] les légions des Gaules l’avoyent esleu pour le chef de tout l’empire et le servirent contre Sévère que les légions d’Afrique avoyent esleu lequel [néantmoins] desfit Albinus dans la cinquiesme année de leur empire gagnant contre luy une grande bataille près de Lion[33]. Après laquelle Albinus fut tué par ses propres soldats et ainsy toutes les gaules furent réduittes en un moment sous l’empire de Septime  Sévère[34].

L’empire romain vint après la mort de Sévère en un estat auquel presques sont réduits tous les grands empires quand une puissante main n’en a pas la conduitte. Car la faiblesse de ses conducteurs [remit] la perte de ses frontières à tous les peuples septentrionaux qui en ce temps prenoyent plaisir à remuer mesnage. Les Gaules exposées au[x] courses des Germains et autres peuples en avoyent plus de peur que toutes les autres provinces pour estre comme abandonnées. En sorte que si Maximin[35] empereur après Alexandre[36] d’avance [n’eut] par sa bonne fortune [estrivé[37]] presques tout la nation germanique, dès lors les Gaules eussent esté le butin de ces barbares. Alors aussi un autre mal plus cruel que le précédent afligea les Gaules : ce fut la multitude des rivaus ou faux empereurs qui après la prison de Valerian[38] s’élevèrent contre son fils Galien dès que la Gaule en eut plus aussi que les autres provinces de l’empire. Le premier desquels fut Saloninus[39] fils de Galien lequel estant tué Cassius Posthumius[40] se mit en sa place lequel [nettoya] les Gaules des Germains et la desfendit contre Galien et Auréolus[41]. Il fut tué par Lellianus, celuy-cy le fut par Victorinus et Victoria sa femme collègues de Cassius Posthumus[42]. Quant à Victorinus[43] il fut [meurtry] en une sédition à Collogne après avoir résisté vertueusement à Galien et aux Germains[44]. Victoria demeura seule impératrice des Gaules[45] et s’y comporta en très grande princesse et mourant laissa l’empire à Tetricus[46] gouverneur d’Aquitaine qui l’ayant possédé cinq ans fut contraint de le céder à la victoire qu’Aurélian obtint sur luy à Chalons[47] et pour l’amour de la mutination de ces légions. Or le désordre de ceste multitude de tirans fut si grand qu’il contraignit les peuples et principalement les Acduices ou Authunois de se rebeller contre eux avec une telle opiniâtreté que ces derniers aimèrent

/435/ souffrir que Tetricus les destruisît après un long siège que d’adhérer à son empire. Ceste mesmes humeur reprit aux Gaulois après la paix qu’Aurélian establit en l’empire apellant encore les Germains pour faire la guerre par en semble à Tacite[48] successeur d’Aurélian. Les François desquels c’est icy le plus authentique commencement se joignirent aussi aux Gaulois. Mais Probus[49] à son avènement à l’empire desfit les uns et les autres, donna la paix aux Gaulois et rechassa si heureusement les nations estrangères dans leurs ancien[n]es demeures et pour obliger les Gaulois leur permit de [planter des] vignes bien que l’opinion la plus saine et commune soit qu’il y en avoit aux Gaulois beaucoup avant Probus. Mais comme après un grand tourment la mer ne devient pas incontinent calme quoyque les vents soyent apaissés ainsy cest orage passe. Les Gaules [connurent] du trouble par la révolte de Proculus et Bonose[50] qui glorieux d’avoir chassé les les Alemans qui venoyent fourrager ceste province en prindrent le nom d’empereur en l’absence de Probus lequel retournant promptement contre ces rebelles les vainquit et leur arracha après beaucoup de confusion. L’empire des Gaules, d’Hespagne, de Bretagne, toutes ces guerres, confusions et mangerie[51] furent cause qu’Aelianus et Amandus[52] firent soulever les Rustiques de la Gaule soubslevant des Bagaudes ausquels pourtant Dioclétian[53] l’empereur fit souffrir de plus grands maux que ceux desquels ils se plaignoyent.

Maximian[54] collègue de Dioclétian chassa encor les Alemans de la Gaule et contraignit par famine les Bourguignons et [Cheibonde][55] de se retirer. Mais le flux de ces nations ne se pouvoyent plus arrester ayant pris un tel branle qu’à mesure qu’une teste estoit coupée une autre renaissoit. Un flot n’estoit pas encor passé qu’un plus grand ne se poussât encor plus loin que le précédent. Et les empereurs de ce temps quel soin qu’ils eussent de l’empire et quel partage qu’ils eussent fait entr’eux pour le mieux desfendre si ne peuvent-ils empescher que l’empire ne fut enfin accablé sous les successeurs. Pour ce coup Constantin un des quatre empereurs nettoya encor une fois les Gaules des armées alemandes et peu après aussi celles des François [certains] desquels il exposa aux bestes.

Mais par une fatalité malheureuse alors que Constantius et Constantin son fils[56] et successeur en l’empire des Gaules et du monde eussent fait tant de bien en ceste province en la délivrant des estrangers, il falut néanmoins qu’elle servît encor de théâtre à une guerre civile contre un fidèle Maximian[57] qui vouloit ravir l’empire à Constantin après le lui avoir cédé. Il l’assiégea

/436/ dans Arles et l’ayant pris luy pardonna mais ses soldats le firent mourir craignant qu’il ne remît les Gaules en une nouvelle combustion. Ce grand Constantin estant venu à bout ainsy de tous ses ennemis partagea l’empire, le partagea à ses enfans et fit des Gaules les divisions desquelles nous parlerons cy après. Cest aise toutefois fut bientôt rompue par les désordres qui arrivèrent entre les princes et par la trahison de Maxence[58] Gaulois qui s’esleva contre Constans[59] et Constantin[60], tua le premier mais fut desfait par le second en une bataille à laquelle toutes les forces de l’empire restèrent sans qu’elles se soyent jamais peu relever ce qui fut cause qu’il falut que depuis ce temps l’armée romaine fut composée d’estrangers. Quand à Maxence il fuit aux Gaules ou son désespoir luy fit tuer père, mère, enfans et luy mesmes tellement que la grandeur de sa maison finit avec son espérance.

Julian[61] en ce temps là desfendit les Gaulois des courses des estrangers avec tant de bonheur et de réputation que comme un autre Jules César il en aquit l’empire sur son cousin Constantinus[62] mais sous ses successeurs les Gaules furent encor en un pire estat d’autant que quel soin que les capitaines de l’empire aprestassent à les [renforcer] des courses des estrangers si ne peuvent-ils empescher que les Vandales, les Alains, Slaves, Bourguigons, François, Gots ne s’y [logeassent] dont vindrent de telles combustions en Gaule qu’elle fut longtemps remplie de sang et de flammes et principalement lorsque Crocus[63] roy ou capitaine des Vandales toutes les viles des Gaules et mesmes assiégea l’empereur Maximin [?] dans Arles où pourtant il fut pris et depuis tué par l’armée romaine à quoy se joignit par surcroit de malheurs une guerre civile entre Constans[64] que les légions d’Angleterre avoyent fait contre empereur du temps d’Honorius[65] fils de Théodose[66] qui fut […] dans les Gaules. Ce Contans attaquant heureusement les Vandales fut desfait par Sejus[67] capitaine Goth partisan d’Honorius, lequel l’assiégea dans Valence. Il fut secouru par Geronce[68] avec les légions d’Angleterre et de quelques François. Après quoy Geronce s’estant fait empereur en Hespagne vint encor troubler les Gaules qui alors se trouvent divisées en quatre factions sçavoir [est] en celle d’Honorius qui sembloit estre la légitime, celle de Constantin et de Constance son fils, puis Géronce encore en coupait une partie et les nations germaniques et Scithiques en estoyent les principaux maistres. Lequel mal fut long et [mortel] car quoy que Constantius[69] beau-frère de Honorius eut fait pour relever l’empire qui se ruinoit si ne peut-il empescher qu’enfin les Gaules ne se divisassent entre les François Bourguignons et Goths qui en laissèrent la moindre part aux Romains.

/437/ Nous dirons maintenant un mot de la division de cette grande province avant que les Romains la cogneussent mais n’avons [paru] trouvé que la Gaule qui comprenoit ce grand [cercle] de terre qui est entre les Alpes, les Pirénées, le Rhin et les mers océane et méditerranée fusse apellée de divers noms généraux quoyqu’elle [apartint] à divers princes et républiques mais elle fut puis après apelée Transalpine par les Italiens à la différence de la Cisalpine qui est maintenant la Lombardie. Depuis les Romains apellèrent tout ce qui estoit au nord de Lion la Gaule chevelue et ce qui estoit vers le midy la Gaule Brachyata pour les brayes que le peuple i portoit. César y venant depuis la divisa plus commodément en quatre parties ce peut estre suivant la mesme division que ces peuples avoyent entr’eux qui estoit la Gaule narbonnaise ou Province romaine puis la Belgique, Celtique et Aquitanique. Auguste ne fit quasi que changer un peu de nom apellant la Narbonnaise Viennoise et Narbonnaise tout ensemble et la Celtique la [Lionnoise]. Quand à la Belgique elle garda tousjours son nom. Depuis Constantin le Grand divisant l’empire romain en Oriental et Occidental en fit [deux] provinces et establit aux Gaules un presfet pour commander aux diocèses prochains.

Ce sont icy les noms de subdivisions d’Auguste [...].

La division de Constantin est la suivante […].


[1] De – 49 à – 45, guerre civile entre Jules César et les Optimates conduits par Pompée.

[2] p. qui l.

[3] Lucius Domitius Ahenobarbus (vers 98 – vers 48 av. J. C.). Opposant à César, Domitius, après la capitulation de Marseille, se réfugia en Grèce auprès de Pompée.

[4] Auguste (63 av. J. C. – 14 ap. J. C.), premier empereur romain de 27 av. J. C. à 14 ap. J. C.

[5] Lucius Munatius Plancus (87 av. J. C. -  15 av. J. C.). En tant que gouverneur en Gaule, il fonda la colonie de Lyon en 43 av. J. C.

[6] Decimus Junius Brutus Albinus né vers 85/81 av. J. C., mort assassiné en  43 av. J. C..

[7] Ms : « Agriga ». Marcus Vipsianus Agrippa (vers 63 av. J. C.  - 12 av. J. c.), vers 39ou 38 av. J. C.

[8] Publius Licinius Crassus Dives  (vers 82 av. J. C. – 53 av. J. C.) fils de Marcus Licinius Crassus (vers 115 av. J. C. -  53 av. J. C.) qui écrasa la révolte de Spartacus.

[9] Arioviste chef germain (101 av. J. C. – 54 av. J. C.).

[10] Mélon, chef des Sicambres.

[11] Nero Claudius Drusus Germanicus (38 av. J. C. -  9 av. J. C.), en 12 av. J. C.

[12] Julius Florus (+ 21), prince gaulois chef des Trévires.

[13] Julius Sacrovir (+ 21), chef éduen, chef de la révolte gauloise, accompagné du précédent, vaincus près d’Autun où ils se suicident.

[14] Le peuple des Trévires, peuple celte du groupe belge.

[15]« Escantre » ?, n. m., vraisemblablement pour « escandre » , objet de scandale.

[16] Caius Julius Vindex (+ 68), légat de la Gaule lyonnaise, mena une fronde de quelques mois contre Néron.

[17] Lucius Virginius Rufus (14 ? – 97).

[18] Servius Suipicius Galba (3 av. J. C. – 69 ap. J. C.). Sixième empereur depuis Auguste, le premier de l’année des quatre empereurs (juin 68 – janvier 69).

[19] Ajouté dans la marge.

[20] Macicus Boïen fut battu par les soldats de Vitellius en 70 ap. J. C.

[21] Caius Julius Civilis appelé à tort Claudius Civilis (25 – 70)., chef batave qui provoque en 69 la révolte des Bataves.

[22] Julius Classicus, notable du peuple des Trévires  fit cause commune avec Civilis en 70.

[23] Julius Tutor général trévire rallié à Civilis.

[24] Pour les « Lingons » ?, peuple de l’est de la France, capitale Langres.

[25] Classicus se proclama empereur des Gaules.

[26] Vespasien (9 – 79), fondateur de la dynastie des Flaviens, empereur de 69 à 79.

[27] Cerialis ou Cerealis Petilius (v. 30 – v. 83), sénateur romain et chef de guerre.

[28] Commode (161 – 192), empereur de 180 à 192.

[29] Maternus (+ v. 187), soldat romain, devenu  déserteur puis bandit prit la tête d’une révolte armée, de 185 à 187.

[30] Maternus aurait été dénoncé par ses propres partisans lors d’une tentative d’assassinat de Commode à Rome en mars 187.

[31] Clodius Albinus (147 – 197), usurpateur romain, de janvier 196 à février 197.

[32] Le 31 décembre 192.

[33] Le 19 février 197.

[34] Septime Sévère (146 – 211), empereur de 193 à 211.

[35] Maximin Ier le Thrace (v. 173 – 238), empereur de 235 à 238. Son règne marque le début de la période dite de « l’Anarchie militaire ».

[36] Sévère Alexandre (208 – 235), empereur de 222 à 235), dernier empereur de la dynastie des Sévère.

[37] Estriver : combattre, résister.

[38] Valérien (c. 195 – ap. 260), empereur de 253 à 260, associé à son fils Gallien (v. 218 – 268), empereur de 253 à 268. IL meurt prisonnier des Perses.

[39] Salonin (v. 242 – 260), empereur de ≈258 à 260.

[40] Cassius Postumus, légat gaulois qui se fit proclamer empereur de 260 à 269.

[41] Auréolus, général romain qui usurpa quelques mois le titre impérial en 268.

[42] Lélien, usurpateur romain quelques mois de 268 à 269, sous le règne de Postume. L’Histoire Auguste affirme que Lélien fut tué par Victorin successeur de Postume.

[43] Victorin, officier militaire romain devenu empereur de Gaules de 269 à 271.

[44] A la suite et en interligne : « et Marius fut fait empereur… ». Marcus Aurelius Marius, usurpateur pendant quelques mois dans le nord de la Gaule en 268/269. Lignes difficiles à déchiffrer avec ratures et corrections.

[45] Victorine ou Victoria (Aurelia Victorina Pia Felix Augusta) impératrice romaine dans les Gaules morte en 268. Son existence n’est pas attestée de manière sûre.

[46] Tetricus Ier, empereur des Gaules, probablement de 271 à 274. Abdiquant face à Aurélien, il est le dernier souverain de l’Empire des Gaules.

[47] Aurélien (9 sept 214/215 – sept. 275), empereur romain de 270 à 275. Tetricus capitule devant lui sans résistance à Châlons-en-Champagne en 274. Il réunifie l’empire romain.

[48] Marcus Claudius Tacite (v. 200 – 276), empereur de 275 à 276.

[49] Probus (232 – 282), empereur de 276 à 282.

[50] Proculus (+ 281), usurpateur romain, se proclame empereur contre Probus en 281. Bonosus, usurpateur romain,  se proclame empereur, quelques mois v. 280/281.

[51] Au sens d’ « exactions ».

[52] Pomponius Elien, chef d’une rébellion de Bagaudes (bandes armées), avec l’aide d’Amandus, sous Dioclétien, vers 285.

[53] Dioclétien (244 – 311/312), empereur de 284 à 305. Il met fin à la crise du IIIe siècle.

[54] Maximien Hercule (v. 250 – 310), empereur romain adjoint, de 285 à 310.

[55] Pour « Chalbici » ?, peuple celte du Chablais en Savoie, appartenant à la confédération des Allobroges.

[56] Constance Ier Chlore (v. 250 – 306), empereur de 305 à 306. Constantin Ier (272 – 337), empereur de 310 à 337.

[57] Maximien Hercule tenta en 310 d’usurper le pouvoir et s’installa en Arles. Epargné d’abord, il fut peu après exécuté.

[58] En fait : Magnence (303 – 353), usurpateur romain de 350 à 353. Battu par Constance II à la bataille de Mons Seleucus (La Bâtie-Montsaléon, Hautes-Alpes), il se suicide à Lyon en 353.

[59] Constant (320 ou 323 – 350), fils de Constantin Ier. Auguste de 337 à 350. Assassiné par Magnence en 350.

[60] En fait : Constance II (317 – 361), fils de Constantin Ier, Auguste de 337 à 361.

[61] Julien, dit Julien l’Apostat (331 ou 332 – 363), César en Gaule de 355 à 361, puis empereur de 361 à 363.

[62] Constance II.

[63] Chrocus, roi des Vandales en 407/411 termine son expédition devant Arles où il est capturé.

[64] Constant, fils de Constantin III, usurpateur avec son père de 409 à 411.

[65] Flavius Honorius (384 – 423), co-empereur puis empereur d’Occident de 393 à 423.

[66] Théodose Ier, le Grand (347 – 395), empereur de 379 à 395.

[67] En fait : Sarus (+ 413), aristocrate wisigoth général de l’armée romaine au Ve s., régent de l’empereur d’Occident Honorius (395 – 423).

[68] Gerontius (+ 411), général romain d’origine bretonne, partisan de Constantin III.

[69] Constance III (+ 421), co-empereur d’Occident pendant quelques mois en 421.

 

22 octobre, 2021

« La Vénus à l’enfant » ou un « Brancusi » préhistorique

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 22:50

La Vénus à l’enfant ou un « Brancusi » préhistorique

VaEnfant

La Vénus à l’enfant 

Galet gravé : 7 cm x 5 cm x 1, 7 cm. La figurine elle-même mesure 5 cm.

Pièce issue d’une ancienne collection d’objets préhistoriques collectés à la fin du XIXe ou au début du XXe siècle au Sahara central et méridional à laquelle sont joints des bracelets en pierre (schiste, stéatite) dont deux portent des inscriptions en tifinagh (langue touarègue ;  Mali, Niger ?).

Si l’on admet que le traitement des Vénus est plus schématique et stylisé à partir de ce qu’il est convenu d’appeler le magdalénien (en Europe), l’oeuvre ici gravée pourrait se situer, dans le cadre chronologique propre à l’Afrique encore discuté, au sein de la période néolithique dont le début peut varier de – 10 000 ans à – 7 000 ans, selon les régions, avant le présent.

Nous préférons le terme de « Vénus » à celui de « Vierge ». Les deux éléments de la gravure de cette maternité sont incisés assez profondément et avec soin. Nous ne connaissons pas, à ce jour – même en Europe, de gravures équivalentes mettant de cette façon en scène une mère tenant son enfant dans son giron. Cet objet d’art mobilier préhistorique en est d’autant plus émouvant.

***

La découverte de cette oeuvre ne peut pas ne pas nous faire penser à La Princesse X de Constantin Brancusi, sculpture en bronze poli réalisée en 1916. Libre à certains regardeurs de n’y voir que la représentation d’un phallus, car 

« La Princesse X est [aussi] un portrait. On ne peut y rechercher une ressemblance quelconque, car il ne représente pas les traits  extérieurs d’un visage. La tête, la nuque et le buste sont réduits à une courbe  qui pousse comme une plante, pourvue à ses extrémités de deux formes ovales, comme des fruits mûris par le soleil. L’ovale du visage, légèrement incliné, correspond  à celui des seins et on a l’impression que ces formes, d’une pureté géométrique, sont caressées par la lumière… « . Ionel Jianou, Brancusi, préface de Jean Cassou, Deuxième édition revue et remise à jour, Arted, Paris, 1982.

Le débat n’aurait pas étonné les artistes qui ont sculpté en ronde-bosse les célèbres Vénus préhistoriques. Ils ont eux-mêmes su, souvent, introduire une ambiguïté entre la représentation féminine et la représentation masculine. Tout est affaire de regard. Les sculptures des Vénus préhistoriques sont généralement interprétées comme étant des symboles de la fécondité, mais aussi, souvent, comme représentant des femmes enceintes. La gravure va ici au bout du processus de la maternité. Elle montre désormais la mère avec son enfant. Princesse X. 2, en quelque sorte…

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Ciselée avec soin sur un galet, cette gravure d’une facture si abstraite ne pourrait nous parler que comme un signe, un symbole « privé » d’émotion et pourtant il émane d’elle une infinie tendresse qui nous touche profondément. Si nous devions faire un rapprochement avec les Vierges à l’enfant de l’univers chrétien auxquelles nous échappons difficilement, c’est avec le tableau de Léonard de Vinci  Sainte Anne, la Vierge et l’enfant Jésus que nous oserions le faire. 

La sollicitude avec laquelle le visage de la Vénus préhistorique se penche sur son enfant retenu dans son giron par le bras étonnamment suggéré en la proximité des deux tracés, évoque, pour nous, le tableau de Léonard de Vinci. Mutatis mutandis bien sûr.

Chez le maître italien, l’attitude pleine de sollicitude à l’égard du fils se traduit aussi dans l’inclinaison du visage de la Vierge et par la position de ses bras allongés retenant l’enfant Jésus, même si l’ensemble du mouvement est ici plus largement déployé que dans la gravure chef d’oeuvre de concision, d’expression et d’affection.

Cette Vénus préhistorique à l’enfant est à l’expression du bonheur de la maternité ce que la Dame à la capuche de Brassempouy est à la genèse du visage dans l’art.

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« Si les hommes de la Préhistoire avaient su qu’ils étaient préhistoriques, ils auraient sombré dans une profonde mélancolie ». J’aime beaucoup cette pensée de Pierre Assouline. Mais heureusement et justement, l’art est là pour rétablir la situation. Aujourd’hui, avec le recul que nous avons (mais qu’est-ce que « ce recul » rapporté aux temps géologiques ?), nous savons que l’art est une réalité transhistorique et que cette réalité transhistorique remet la pendule de nos jugements à la seule heure de nos admirations et de nos émotions quelle que soit l’origine des oeuvres dans le temps comme dans l’espace. La Vénus « préhistorique » à l’enfant devient naturellement La Vénus à l’enfant qu’elle n’a jamais cessé d’être. L’oeuvre présentée ici en est une très belle illustration.

A. Collet.

14 février, 2021

« LE LIVRE DES SEPTANTE », journal de l’année 2020 (extraits)

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 15:46

 

LE LIVRE DES SEPTANTE

XXXXXXX

 Amoureux des fleurs, des livres et des images, de la montagne et des  formes, l’auteur avait simplement pour projet  de rendre compte, jour après jour, de l’année 2020 qui le conduisait à ses soixante-dix ans. Mais la crise sanitaire du coronavirus, événement de portée mondiale, et de nouveaux attentats terroristes se sont immiscés dans cette relation d’une façon inattendue. Ils ont brutalement modifié la nature même de la partition en accompagnant de fait cette mélodie personnelle d’une basse tragique, en soulignant cruellement la fragilité de notre existence et le caractère unique de nos expériences.

***

1er – 2 janvier 2020

Oui, n’importe quel livre pouvait réordonner le monde, quoi qu’on y raconte,

l’essentiel était l’existence prouvée de l’ordre de la langue, la possibilité des mots et de l’inventaire. C’était cela le plus urgent.

Kamel Daoud, Zabor ou les Psaumes.

*

 Ce qui n’a jamais été dit ainsi n’a jamais été dit.

Julien Gracq, Nœuds de vie.

*

3 janvier

Tous les livres que j’ai possédés, que je possède encore sont ce que je suis. J’ai une âme de papier, depuis toujours, mais une âme de papier froissé. Elle n’en est pas moins sensible. Cette boule tient dans le creux de la main. Elle ne vole ni ne roule. Elle ne peut que brûler.

4 janvier

L’écriture est certainement une sécrétion de notre corps née du secret de notre complexion.

L’Origine du monde de Courbet est le résultat d’un coup de sabre qui partage en deux notre imaginaire, fascination et répulsion, de l’intime de la vie à l’ultime de la mort.

5 janvier

Roberto Juarroz (1925-1995) est le seul écrivain, le seul poète dont j’ai voulu lire toute l’œuvre sans exception et si possible en édition originale française puisque je ne lis pas l’espagnol. Lire toute l’œuvre absolument dès la découverte de son recueil Nouvelle poésie verticale, traduction de Roger Munier (Paris, Lettres vives, 1984) :

La parole accompagne l’homme / comme l’aboiement le chien / ou l’arôme la fleur. / Mais le silence, qui accompagne-t-il ?/ Et qui l’absence ?/ Et qui le vide ? (NPV, 30).

Un mot est encore l’homme. / Deux mots sont déjà l’abîme. / Un mot peut ouvrir une porte. / Deux mots l’effacent. (Poésie verticale, VII, 9).

Mais aussi, et plus encore :

Si le plus haut consiste / à n’être pas ce qu’on est, / en quel singulier espace / doit-on se séparer de soi-même ?  (NPV, 41).

Roberto Juarroz, poète argentin, est pour moi le plus grand poète du XXe siècle et du début du XXIème. Toutes langues confondues même si je n’ai pas la prétention de connaître tous les écrivains, tous les poètes estimables de sa génération et de celles qui suivent. Son œuvre et sa voix sont uniques. La voie qu’il a ouverte est unique aussi. Il nous sort du lyrico-descriptif pour passer à la vitesse supérieure où poésie et pensée nouent dans le langage une relation détonante, abstraite certainement, mais toujours en prise d’une façon ou d’une autre sur le « réel » qui déborde le langage, qui lui-même nous déborde.  Gerbes de nouveaux circuits de la pensée sur les ruines de nos anciennes certitudes. Naissance d’une nouvelle métrique de la pensée-image.

6 janvier

In floribus natura est maxima (Pline). « La nature n’est nulle part aussi grande que dans les fleurs ». Citation extraite du Dictionnaire raisonné universel d’histoire naturelle de Valmont de Bomare (1776). Citation à la fin de l’entrée « Fleur », dans la dernière partie intitulée Réflexions sur les fleurs, & leur utilité. J’écris ces mots en sentant les effluves que dégage une belle jacinthe bleue déposée à ma gauche, près de la fenêtre. En pleine floraison. Mais pour combien de temps. Anniversaire de notre Petite Clémence, deux ans aujourd’hui. Déjà. Toute la famille s’emploie à aimer et à protéger cette autre petite fleur, pas plus haute encore qu’un in-folio, mais si éveillée. Si elle pouvait apprendre à jouer du piano et aimer jouer. Je n’ai pas encore réussi à trouver les références exactes de la citation de Pline. J’ai consulté l’Histoire naturelle, XXI, 1, sans résultats, sauf erreur de ma part. Mais il est fort possible que ce soit déjà le résumé de sa pensée qui figure au début de ce texte et non une citation en bonne et due forme. Quoi qu’il en soit, cette citation, même forgée, est très belle et elle me convient. Elle touche juste, dans l’esprit de la fin de l’article.

7 janvier    Mercredi

La jacinthe est sans pourquoi. La bleue comme la rose que j’ai laissée au salon. La rose, la fleur, n’est pas encore de saison. Où se séparer de soi-même, sinon dans la poésie ? Pour accéder, peut-être, à une forme de conscience supérieure évoluant dans le paradoxe. C’est-à-dire dans l’écriture. La spirale de l’écriture. Se détacher de soi pour accéder à soi. Passer à travers le filtre des signes, le philtre des signes. Quant à savoir si l’opération est efficace, si la magie opère, bien qu’il ne s’agisse pas de magie mais bien d’homophonie…

Proust. « A vrai dire, les événements d’une vie ne présentent aucun intérêt car ils sont contingents pour le savant et pour l’artiste, dépourvus du sentiment qui en fait la poésie ». Un beau déni. L’événement, l’avènement de la poésie elle-même dans une vie d’homme peuvent-ils être dépourvus du sentiment qui en facilite l’apparition et en nourrit la croissance ?

Tenir bon. De la fiction au réel ou viser vers ça ? Les marges d’un livre sont le halo visible du blanc mystère qui entoure à jamais la création littéraire et sa destination, son aura typographique. Seuls les repentirs de l’un et les commentaires, avisés ou non des autres, peuvent les remplir. Lorsque les marges du livre sont pleines, de nouvelles ailes lui poussent.

***

16 janvier

Renaud Camus. « L’histoire est l’ailleurs du temps, comme la littérature est l’ailleurs du sens. Plus exactement elles sont la conscience que le temps ni le sens ne sont tout à fait là, qu’ils sont à la fois ailleurs et là, que l’ailleurs est au cœur de l’ici, au cœur du sens, au centre du temps ; que l’étrangèreté est le mode par excellence de la présence, notre façon la plus essentielle d’être là ».

Quel songe devient song où la lettre a roulé ? Non pas comme le rocher de Sisyphe car alors le song se transformerait vite en lamento funèbre, lamento sans fin depuis l’aurore de l’humanité, depuis le moment où le bipède donne à ses morts une sépulture. Song, soit un chant, mais dans une autre langue. Ce song est la mère de tous les signes si loin de faire sens. De fait, faire sans. La portée est sans commune mesure avec ce que nous imaginons pouvoir dessiner dessus. Le songe n’est heureusement pas à l’échelle de celui qui le produit et le song le dépasse encore infiniment.

Le 30 décembre dernier – le jour de mon anniversaire, 69 ans – Alix et moi avons planté dans notre petite prairie le sapin de Noël, le sapin décoré pour la soirée de Noël passée en famille.

***

19 janvier      L’imparti d’une île

Le moindre des objets, même déchu, endommagé, a le don de me faire rêver. L’été dernier, nous avons profité de notre séjour à Inzinzac-Lochrist (Morbihan) pour faire une escapade maritime à l’île de Groix. En nous promenant sur une plage où alternaient sable et rochers je découvris un plomb de pêche (« bombe » de 150 gr.) coincé entre deux rochers et surtout, dans un autre endroit encombré de différentes minuscules épaves, un bouchon mécanique en céramique libéré de sa ferraille articulée. Les mentions imprimées portées dessus, quoique en partie effacées, restent néanmoins à peu près lisibles : « Amore Tonnerre – Ile de Groix ». Bouchon de limonadier fabricant ou cafetier ou peut-être les deux. En voulant en savoir plus sur le nom pour identifier (éventuellement) cette personne, j’ai appris que ce patronyme était le plus répandu dans l’île et qu’il dérivait « de Donnerc’h, nom de guerrier qui apparaît dans le cartulaire de Quimperlé sous la forme Duerneth… » (site web « Histoire de l’île de Groix »). Ce nom de famille peu populaire est cité dans un ouvrage de C. Robert-Muller de la façon suivante, en 1937 : «  [Les pêcheurs] se marient entre eux, si bien qu’ils s’appellent tous, aux exceptions près, Tonnerre, nom qui ne se trouve qu’à Groix, Gorronc, Gouronc… ». Je passe donc du bouchon de porcelaine au cartulaire de l’abbaye Sainte-Croix de Quimperlé, manuscrit du XIIe siècle conservé à la British Library à Londres, source majeure de l’histoire de Bretagne pour le Moyen Age. Raccourci, pour moi, plutôt saisissant, du guerrier médiéval au pêcheur ou au limonadier. J’aime beaucoup ces voies détournées de la connaissance. Si je connaissais Les Manuscrits enluminés des comtes et ducs de Savoie (Umberto Allemandi, 1992), je ne savais rien sur le cartulaire de Quimperlé. J’en sais un petit peu plus après cette trouvaille. Quant à la bombe en plomb, sa perte a certainement dû provoquer la rogne du pêcheur malchanceux ou malhabile. Toute l’histoire de l’île (ou presque !) à travers ces deux petites épaves abandonnées à la marée.

***

26 janvier

Le second souffle. Le sommet du Mont Blanc est l’étoile polaire de mon ciel, la pointe de la flèche de ma boussole, le style du cadran de mon horloge intime, ce sommet que je n’ai jamais gravi et encore moins foulé – mais a-t-on jamais marché sur la Petite Ourse ? – il suffit qu’il montre la direction. Ce Mont Blanc au centre de mon espace temporel, mental, géographique, ce mont, j’en ai fait plusieurs fois le tour, nomade de la montagne que je suis, digne descendant de mes ancêtres bergers. Mais aujourd’hui, à la poursuite de quel troupeau dont les cloches sonnent clair sur la pelouse froissée ? Le troupeau en poil, en laine, en chair et en os s’est fondu dans la brume du temps docile ou mauvais, la marche, elle, épuisante ou passionnée, demeure. La blancheur du dôme éclate dans le ciel transparent d’un jour d’été, ce feu né de la neige et de la glace consume le froid en lumière, attire le regard autant qu’il l’éloigne. Le bruit assourdissant des chaussures butte sur les cailloux du sentier creusé dans la fraîcheur de l’alpage qui déborde de rosée, les rayons qui se lèvent soulignent et dégagent de la vapeur tiges et fleurs, il n’existe rien entre le poids de mes pieds et les pulsations au niveau de mes tempes, le reste de mon corps à la fois souple et tendu dans l’effort disparaît du volume des sensations physiques  pour laisser la place aux seules perceptions olfactives, visuelles, auditives… Ma respiration régulière a le mouvement pendulaire du « second souffle », celui qu’on atteint dans la course de moyenne et longue distance, quand l’échauffement progressif amène à la pleine puissance métronomique de son rythme, là où l’effort est calculé en fonction de ce qui reste à parcourir. Mais l’existence a-t-elle jamais permis la naissance d’un second souffle ? A peine la sueur déborde-t-elle de nos tempes et de nos joues qu’il faut penser à tomber son petit sac à dos et nos illusions, jusqu’aux objets les plus virtuels, la pensée qui dégouline en lettres salées.

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29 janvier

Crise politique et sociale au sujet de la réforme des retraites, manifestations, violences. Maintenant la diffusion du coronavirus depuis la Chine. Il ne manque plus qu’une nouvelle catastrophe naturelle ou environnementale ou un attentat terroriste en prime pour couronner le tout. L’atmosphère est toujours irrespirable. J’essaye de prendre de la distance mais en tout nous sommes toujours tous concernés. Pas de la même façon, certes. Mais il s’agit de notre vie au quotidien présent et à venir. C’est la gangue qui depuis le début enserre mes notes, cette exigence intime qui excède mes repères, de l’ouvré à l’ouvert. L’ouvré acquiesce ou postule, l’ouvroir livre sa pratique, seul l’ouvert est famine. Ma pensée s’exprime et de prisme en prisme j’aimerais qu’elle s’arcencièle malgré les nuages qui continuent de s’amonceler. Grâce aux mots qui sont les seuls effets spéciaux de l’énigme son et image de notre langue en partage.

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1er février

Le Grand Paon de nuit est considéré comme le plus grand papillon d’Europe. L’Atlas (Atlas Atlas), originaire d’Asie, le plus grand papillon du monde. Respectivement 10 à 20 cm d’envergure pour le premier, 20 à 30 cm pour le second. Comment les deux plus beaux papillons du monde peuvent-ils être de nuit ? Pour échapper aux prédateurs, notamment l’homme, espèce notoirement nuisible sur de nombreux fronts ? C’est triste rien que d’y penser. Mais sans même penser aux nuisances de l’homme, le caractère nocturne de leur existence intrigue. Comment une telle beauté peut-elle être réservée à la nuit ? Quoi qu’il en soit, les deux planches gravées et peintes à la main du recueil du Dictionnaire pittoresque d’histoire naturelle déjà cité sont magnifiques (planches 651 et 652).   Je les contemple dans la nuit en rêvant à ces êtres singuliers, en rêvant aussi à ces artistes inconnues -  la plupart étaient des femmes – qui ont mis leur habileté et leur talent au service de ces belles reproductions. Ce qui était possible dans la première moitié du XIXe siècle ne l’est évidemment plus aujourd’hui. Pour la finesse et la beauté d’exécution on ne peut pas ne pas penser aux panneaux du peintre flamand Jan van Kessel (1626-1679). On peut même remonter aux marges des manuscrits de la fin du Moyen Age où fleurs et insectes divers accompagnaient le texte calligraphié avec soin en l’honneur de la Vierge ou d’un grand personnage. Ces peintures de l’âge dit « industriel » sont à la hauteur des plus belles réalisations « artistiques » plus anciennes. Où naturalisme et mimesis fusionnent pour la plus grande joie de nos yeux. Où les êtres ainsi sont beaux d’être ce qu’ils sont, même invisibles dans la nuit.

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19 février                                    ALEBRIJE !       ALEBRIJE !

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Jusqu’à aujourd’hui je ne savais pas ce qu’est un « alebrije ». Je me doutais que cette sculpture d’art populaire pouvait avoir une origine mexicaine en raison du cactus qui est représenté sur un des flancs de l’objet. Une intuition qui s’est révélée juste après quelques recherches sur internet. Je pense en effet ne pas me tromper mais il faudra néanmoins que je trouve un autre mode de certification pour être sûr à 100 pour 100. Cette réserve faite, l’objet conserve tout son intérêt. Il s’agit d’un poisson sculpté dans une planche de bois de 50 cm de long et de 13 cm de haut. Si l’on dispose la sculpture de sorte que la queue soit à gauche et la tête à droite, on remarque sur ce flanc strié et multicolore deux couples de danseurs gravés de façon « naïve » et très stylisée, l’un dansant sûrement le tango, l’autre manifestement le rock’n roll. Si l’on retourne le poisson dans l’autre sens, c’est un cactus aux branches multiples qui recouvre la surface, elle aussi striée et multicolore. La sculpture est tout à fait stable car la planche a 4 cm dans sa plus grande épaisseur. Les couleurs sont vives et disposées de façon habile : bleu turquoise pour la tête, vermillon pour les nageoires et la queue, le vert, le jaune, le rose, le blanc et le noir enfin sont disposés de manière à mettre en relief la scène de danse et le motif végétal, le tout sur un fond géométrique et strié.

La mode des vêtements portés par les danseurs permet vraisemblablement de dater l’objet qui paraît relativement ancien. Pantalons à pattes d’éléphant pour les hommes, jupes trapèze pour les femmes, sweat à col roulé pour les deux, tous ces éléments nous ramènent aux années 60 – 70 du siècle dernier. L’état de l’objet incline réellement à penser qu’il peut avoir effectivement une cinquantaine d’années.

« Alebrije » est un mot forgé qui paraît réunir « Alegria » = la joie, « Bruja » = sorcière, « Embrije » = application d’un colorant naturel de couleur rouge. Une alliance de trois mots à la fois réunis et condensés en « alebrije ». Cette explication paraît plausible en raison des caractères fantastique et coloré de ces sculptures variées où animaux réels ou imaginaires sont nombreux.

Ce qui est curieux c’est que cet art populaire et coloré est récent. Son inventeur est Pedro Linares (1906 – 1992), cartonnier de son état dans la ville de Mexico. Ce cartonnier réalisait déjà pièces et figurines en carton pour Diego Riviera et Frida Kahlo. Tombé un jour gravement malade, il souffrit de délires et d’hallucinations sous formes d’animaux fantastiques qui criaient ensemble « alebrije ». Une fois guéri il décida de réaliser ces créatures d’abord en carton, puis en bois. Ses œuvres connurent un grand succès, tant au niveau national qu’international, avec de nombreuses expositions.

Ces premières sculptures apparurent en 1936. Un atelier familial perpétue cette tradition encore de nos jours. Ces réalisations étant tombées dans le domaine public, d’autres artistes-artisans développent leurs propres figures. Il est finalement assez étonnant de voir ainsi un art populaire créé de toutes pièces par un homme habile et inventif qui mit au point une tradition relayée et toujours enrichie aujourd’hui. De quelles mains notre alebrije sort-il ? En quel bois a-t-il été sculpté ? Est-il en bois de copal (Bursera glabrifolia), espèce d’arbre mexicain originaire du centre du Mexique, largement utilisé pour cet art populaire ? Ces questions resteront vraisemblablement sans réponses. Quoi qu’il en soit cet objet se rattache à cette tradition originale, colorée et ludique. C’est une « baleine » de fantaisie où nature, culture et art populaire se rejoignent ; elle me plaît beaucoup.

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16 mars

Longue et grave allocution ce soir du président qui déclare le pays en état de guerre avec le coronavirus. Le confinement est annoncé pour au moins quinze jours. J’ai fait les courses ce matin au centre commercial. Il n’y avait pas de panique, mais beaucoup de monde pour un lundi matin. Je crois que tout le monde avait la même pensée en tête.

Les fleurs de notre petit magnolia stellata continuent de s’ouvrir et forment maintenant de belles étoiles blanches qui frissonnent au vent. Un peu de ciel sur la terre, en plein jour, sous le soleil qui ne dispense pas encore beaucoup de chaleur. J’ai reçu aujourd’hui le livre commandé, Textes et documents inédits d’Auguste Valensin (Aubier). J’ai ainsi pu terminer dans l’après-midi mon article sur le billet de l’auteur en profitant des informations importantes que j’ai pu relever pour la période qui m’intéresse. Je le posterai vraisemblablement demain après relecture. (Le livre n’était pas coupé, depuis 1961, mais un livre finit toujours par trouver son lecteur).

J’avais à peine terminé ces notes (23h 54) que j’ai reçu le SMS suivant : « Alerte COVID-19. Le Président de la République a annoncé des règles strictes que vous devez impérativement respecter pour lutter contre la propagation du virus et sauver des vies. Les sorties sont autorisées avec attestation et uniquement pour votre travail, si vous ne pouvez pas télétravailler, votre santé ou vos courses essentielles. Toutes les informations sur www.gouvernement.fr ». Voilà qui est clair. Nous sommes vraiment en état de guerre. Espérons que cela pourra porter rapidement ses fruits.

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19 mars

La non-exposition d’une œuvre d’art, nouveau type de performance inventé par Marcel Duchamp.

« Boîte-en-catalogue, Le Mille et unième Item, 1912 – 2012, d’après Marcel Duchamp. Le scandaleux Mille et unième Item ou Le Premier anniversaire de la non-exposition du Nu descendant l’escalier ».

J’ai évoqué cet événement comme l’inauguration d’un incident original où un artiste pouvait silencieusement – d’abord – faire de la non-exposition de son œuvre une performance artistique. Ce qui au départ aurait pu être un incident de parcours banal et vite oublié pour un peintre au début de sa « carrière » fut néanmoins confirmé dans son importance et dignement réactivé par un autre incident du même type cinq ans plus tard avec la non-exposition de la Fontaine (l’urinoir détourné) en 1917 à New York. Ces incidents doivent aujourd’hui être envisagés sous le même angle de la performance voulue et assumée – ensuite – par son auteur. Marcel Duchamp est donc bien le premier artiste à faire de la non-exposition d’une œuvre une performance artistique d’un nouveau genre.

Boîte-en-catalogue  est un hommage que j’ai voulu rendre au peintre novateur. Elle n’est ni un pastiche ni un plagiat. Le Mille unième Item (ou Boîte-en-catalogue) est un artefact d’un admirateur de l’œuvre, l’aboutissement d’une intuition. Boîte de conservation et lieu d’exposition de son contenu en forme de clin d’œil échelle 1 : 1. Le tout figure l’instant unique mais durable, étrange et paradoxal, où une œuvre picturale annoncée mais absente fait néanmoins son « entrée » analogique, graphique et donc visible dans le n° 1001 du catalogue imprimé, bien présent, lui. Boîte-en-catalogue, avec la mise en scène du livre et de la page où le fameux titre est reproduit, met en scène le retard en peinture pris à la lettre du Mille et unième Item. Ce retard mis sous les yeux des regardeurs parisiens du 20 mars au 16 mai 1912 ne sera rattrapé qu’en mai à Barcelone puis de nouveau en octobre à Paris, au Salon de la Section d’or, salon bien nommé quand on sait que le n° 1001 est un nombre figuré pentagonal en relation directe avec le nombre d’or et l’étoile à cinq branches comme je l’ai montré. Le hasard fait-il trop bien les choses ?

Ce retard – concept inventé par le peintre lui-même – sera encore rattrapé, mais d’une façon définitive et explosive lors de l’exposition (« l’explosition » ?) montée à l’Armory show de New York, en 1913, comme si l’énergie encore retenue et accumulée par ce retard initial devait à toute force se libérer avec les conséquences que l’on sait.  L’artiste recevra la considération qu’il n’avait pu obtenir dans son propre pays. (Hommage à M. D. : Boîte au couvercle à rabat de 21, 2 cm de hauteur, 13, 8 cm de largeur et 4 cm de profondeur contenant un exemplaire du livre Société des artistes indépendants, catalogue de la 28e exposition  1912 (Paris, 1912), accompagné d’une reproduction du tableau Nu descendant l’escalier n°2).

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30 mars    Lundi

…… Je voudrais parler d’un très gros livre dont les planches gravées sur cuivre m’ont fasciné. En assez mauvais état, ce livre m’a demandé beaucoup d’heures de travail pour le sauver. C’est un très gros in-folio, le plus gros livre que je possède (44, 5 x 28 cm). Son titre est le suivant : Traité de la coupe des pierres, de Jean-Baptiste de La Rue, publié à Paris en 1764 chez Charles-Antoine Jombert. Livre écrit pour les architectes et les bâtisseurs, très technique. Si sa lecture en est difficile pour les non-spécialistes, on peut en revanche en admirer les planches, souvent dépliantes, ce que j’ai fait. « Ses planches sont d’une qualité remarquable. Monge les utilisera d’ailleurs directement dans ses cours d’application de la géométrie descriptive à la taille des pierres ». Les représentations axonométriques des différents sujets abordés sont étonnantes et l’on mesure en les regardant le travail accompli par les dessinateurs et les graveurs (les logiciel en 3 D n’existaient pas…). Citons, parmi bien d’autres exemples : « L’arrière voussure de St Antoine en plein cintre par derrière et quarrée devant » (p. 34), « l’arc de cloistre barlong » (p. 48) ou encore « la vis St Gilles ronde » (p. 134), « ainsi appellée à cause de l’escalier à vis du prieuré de Saint Gilles en Languedoc » où les principes de l’architecture conduisent mon esprit et ma rêverie bien au-delà des remarquables profils, lignes et tracés évocateurs d’une appréhension du monde qui m’échappe. (Un Traité de stéréotomie imprimé à la suite aborde les problèmes des sections planes de la sphère, du cylindre et du cône).

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3 avril

J’ai commencé il y a quelques jours Un été dans le Sahara  d’Eugène Fromentin. Je vais cheminer dans le désert du confinement comme le voyageur va s’avancer pas à pas dans le Sahara, au rythme lent de la caravane. Me frappe d’abord le fait que ce récit de voyage a été publié en 1857, l’année de la parution des Fleurs du mal de Baudelaire. Deux expériences qui semblent bien éloignées l’une de l’autre mais où les deux auteurs, chacun avec son génie propre, vont nous faire part des étapes de son voyage. Je connais par ailleurs les Ecrits sur le sable d’Isabelle Eberhardt (récits, notes, journaliers) que j’ai lus longtemps après notre périple de deux ans en Algérie (1979 – 1981). Je veux simplement rappeler, ce soir, cette phrase extraite de son Troisième journalier, à la date du 23 juillet 1901 : « Il faut, coûte que coûte, faire le bien et conserver le culte de la beauté, la seule chose qui rende la vie digne d’être vécue ». A chacun la traversée de son désert pour accéder à ce que l’on pouvait encore nommer, au tout début du XXe siècle, sans rire, la beauté.

Hélène nous envoie régulièrement des photos de Petite Clémence soit en train de jouer, soit en train de manger… Ces envois nous consolent et nous rassurent. Elle nous a fait parvenir aussi un montage photo assez drôle, trouvé sur le web, qui représente un chat dubitatif avec la légende suivante : « 17e jour de quarantaine : mon chat essaie toujours de comprendre pourquoi je suis encore chez lui après 8 heures du matin ». Il vaut peut-être mieux qu’il n’accède pas à cette compréhension car il aurait trop peur pour nous, pauvres humains. En effet, nous n’avons qu’une seule vie, alors que lui en possède neuf.

Nos livres et nos images sont les ressources qui vont nous permettre de traverser le désert du confinement. La musique aussi. Coloris et typographie sont les deux mamelles de la beauté imaginaire qui me hante.

4 avril   

Beautés imaginées ou beautés imaginaires ? La beauté imaginée à un moment ou à un autre par un artiste ou par chacun d’entre nous n’est peut-être que l’une des mille et une facettes de cette beauté imaginaire fantasmée autrement appelée désir. Une forme belle est celle qui répond le mieux à notre désir d’épanouissement et de dépassement. Souveraine dans sa conception et accessible à nos sens. Pour que le regardeur fasse le tableau il faut qu’il en valide les résonances, celles qu’il est susceptible de déclencher en lui, selon son ou ses désirs. La beauté, « harmonieuse » ou « dissonante », répond ou ne répond pas à notre attente. Mais elle peut aussi susciter, éveiller notre curiosité et bientôt la combler. La beauté éclaircit le labyrinthe de nos émotions.

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15 avril

Les genêts d’or en fleur devant la maison tranchent sur le vert de la prairie éclairée par les photinias toujours en feu. Les rosiers commencent à peine à montrer leurs boutons. Un jardin idyllique perd beaucoup de son charme quand nous ne sommes pas libres dans notre tête et encore moins quand nous ne le sommes plus de nos mouvements. Il meurt encore des centaines de personnes par jour en France. Réalise-t-on bien ce que cela signifie ? De nombreux enfants, petits ou plus grands, ne connaîtront pas ou auront à peine connu leurs grands-parents, parfois même un de leur propre parent. Les chroniqueurs d’aujourd’hui, quels qu’ils soient, écrivent en lettres de sang. Le graphite du crayon est trompeur. Bien malgré elle, la mine du crayon ne se porte pas bien, elle fait en ces moments tragiques grise mine, même si c’est nous-mêmes qui projetons nos sentiments sur ce petit instrument. Le graphite du crayon retrouvera-t-il un jour sa tranquille neutralité ? En passant peut-être par le détour de l’imaginaire et de la fiction. Peut-être gardera-t-il toujours néanmoins un goût de cendre même en démultipliant ses fonctions. La saison sans masques est un épisode inédit de notre histoire. La Saison Sans Masques ou SSM. Saison de pénurie et de dévoilement. Pénurie du matériel nécessaire à notre protection et dévoilement de l’incurie criminelle d’un système qui permet d’en arriver là où nous sommes.

Alix et moi avons planté douze salades et six plants de tomates. Quand Petite Clémence pourra-t-elle venir les arroser ? Pas avant un mois encore, si tout se passe bien et rien n’est moins sûr. La terre est dure comme du béton et la pluie ne paraît pas devoir s’annoncer dans l’immédiat, réchauffement climatique oblige. Je ne crois pas à une quelconque punition divine. Mais dans tout ce qui nous arrive, crise financière de 2008, crise écologique (les monstrueux incendies d’Australie, entre autres), crise sanitaire aujourd’hui, on ne peut pas ne pas penser à une forme de justice immanente ; quand un individu mange ou boit trop d’alcool, il se rend malade ; de même en ce moment la nature nous renvoie à notre propre irresponsabilité. Le problème est que tout le monde ne porte pas le même degré de responsabilité. Les chroniqueurs, quels qu’ils soient, écrivent aujourd’hui en lettres de sang.

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17 avril           

Etre confiné : ne pas savoir si demain sera un autre jour.          

Retour à Flandrin et à son dessin au crayon d’une danse antique. J’avais d’abord pensé à un thème relatif à l’Arcadie car le peintre a effectivement abordé le sujet avec les bergers notamment. Il faudrait approfondir les recherches pour savoir si cette esquisse fut réellement à l’origine d’un tableau ou d’un projet de tableau. Mais je peux déjà en dire plus en me fondant sur les documents et les reproductions que j’ai sous la main. Dans l’ouvrage de Marie-Amélie Senot-Tercinet Jules Flandrin, Examen sensible, Œuvres de 1889 à 1914, on découvre ceci : « De 1909 à 1913, les Ballets russes rythment la vie nocturne de Flandrin qui compte parmi les rares artistes à avoir peint très peu de temps après leurs prestations, les célèbres danseurs et danseuses en particulier Nijinski et Pavlova ». Flandrin est fasciné par les chorégraphies de Diaghilev au point de prendre lui-même des photographies des danseuses sur scène. Une huile sur toile intitulée Fantaisie sur le prélude de Nijinski (vers 1914) montre un groupe de femmes, en robe longue, qui évoque le groupe du dessin au crayon (p. 20 et 21). Il s’agit bien sûr du ballet de Nijinski Prélude à l’après-midi d’un faune sur la musique de Debussy. Un berger et la présence de deux animaux encadrent la scène de la danse dans le dessin au crayon, la distinguant nettement par là de l’huile sur toile. Quel que soit le titre que l’on pourrait donner à ce dessin, le célèbre Prélude en est certainement à l’origine, bouquet d’artifice de trois grandes œuvres de la modernité : le poème de Mallarmé L’après-midi d’un faune, la musique de Debussy, l’épanouissement chorégraphique de Nijinski.

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25 avril

Après cette tragédie, si nous en voyons la fin, y aura-t-il un avant et un après pour l’art ? La musique, la danse, les arts plastiques ne pourront pas ne pas être impactés, mais de quelle façon ? Pour l’instant il me semble que seuls les chansonniers en prise directe sur l’actualité tirent leur épingle de ce jeu d’enfer où le rire et la satire essayent – en vidéo – de masquer les larmes. Mais au-delà de l’actualité, plus en profondeur ? L’art paraît bien dérisoire devant les respirateurs, les masques ne sont pas ceux du carnaval de Venise et la danse fait plutôt référence à la danse macabre intercontinentale. Art dérisoire, art illusoire, mais art rempart ? Les lecteurs peuvent trouver une parade au confinement et en profiter pour lire et relire les classiques ou les dernières nouveautés. Les peintres peuvent continuer de peindre dans l’isolement. Les musiciens peuvent répéter leur partition, même seuls, et les écrivains écrire. Après tout, pendant les deux guerres mondiales du XXe siècle, les créateurs dans tous les domaines n’ont pas pour autant cessé leurs activités. Mais les perturbations n’ont pas toutes été produites aux mêmes endroits et aux mêmes moments. La perturbation est aujourd’hui globale, universelle, même s’il existe des différences d’intensité. Le fait de ne pas pouvoir se réunir pour exposer, interpréter en public est nouveau puisque tout rassemblement peut être dangereux. En interdisant de fait la communication directe, la pandémie perturbe une notion essentielle de l’art, le partage. Pas d’art vivant sans partage. On a pu de nouveau écrire des poèmes après le traumatisme de la mort industrielle. Sur quelles entités formelles vont reposer ces Nouvelles Réalités qui nous débordent ?

26 avril 

Il se trouve qu’il me vient à l’esprit un exemple auquel je n’avais pas songé immédiatement. Un artiste d’aujourd’hui serait-il capable de mettre en scène un épisode de la guerre menée tous les jours dans les hôpitaux ? Patients, soignants, respirateurs pris à l’instant dans le feu des combats ou peu après avec ses guérisons, ses invalides, ses morts ? Un peintre d’aujourd’hui, figuratif ou abstrait, serait-il capable de faire ce que fit Albert Gleizes, en 1915, en pleine guerre mondiale ? Il réalise l’estampe intitulée Retour, double page centrale de la revue Le Mot du 1er juillet 1915. Le Mot est une revue dirigée par Cocteau à laquelle Gleizes collabora. Cette estampe de grand format (39 x 50 cm) représente le retour de soldats blessés à la bataille de Bois-le-Prêtre (Meurthe et Moselle). Le traitement en hachures du premier cubisme appliqué au décor et aux silhouettes humaines augmente l’étrangeté de cette ronde d’éclopés. Mais cette ronde d’éclopés plonge ses racines dans l’histoire. Le nouveau style encore peu connu en 1915 et qui défrayait déjà la chronique chez les premiers regardeurs s’est emparé d’un sujet traité par Pierre Brueghel l’Ancien, Les Mendiants, huile sur bois de petit format de 1568. Albert Gleizes a réinventé à sa façon l’image de cette ronde de mendiants éclopés courbés sur leurs béquilles. Le peintre fait ainsi entrer la souffrance et le malheur de toujours dans la modernité. De quelle nature sera le retour, notre Retour dans les circonstances actuelles ? Retour d’expérience, retour d’impuissance ? La rencontre n’était pas programmée mais elle me paraît pertinente. Je ne veux pas en faire un modèle, c’est une simple métaphore pour imaginer demain, ni dolorisme, ni plans tirés sur la queue de la comète. (Site web : fondationgleizes.fr ; Son œuvre).

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17 mai

A propos de « réduction », comment ne pas penser à la transcription pour deux pianos de la Symphonie fantastique de Berlioz par Jean-François Heisser. Nous l’avons entendue jouer par lui-même et Marie-Josèphe Jude au Festival Berlioz de la Côte-Saint-André le 23 août 2019. C’était en effet assez fantastique de voir et d’entendre cette transcription interprétée par deux grands pianistes. Transposer la matière musicale d’une symphonie pour le jeu de deux pianos qui se font face, pour deux pianistes qui jouent face à face. Allier le génie de la transcription et la maîtrise de l’interprétation. Ce fut un très grand moment pour tous et j’en garde encore un beau souvenir. L’œuvre n’est ni amoindrie, ni dénaturée, elle est magnifiée autrement. J’en parle avec beaucoup d’émotion car je viens d’apprendre ce soir que le Festival Berlioz 2020 est désormais annulé en raison de la crise que nous traversons. Comment reporter la musique à plus tard ? L’onde de choc continue et personne ne sait encore auprès de quel rivage elle prendra fin. Alebrije !!! La littérature peut et doit prendre le relai, temporairement. Qui d’autre, à sa façon, peut nous séduire sans réduire ni amoindrir, et transposer « le monde » dans un paragraphe, dans une ligne, dans un vers ? sinon l’infini, du moins la perception que nous en avons ? sinon la beauté, du moins l’éblouissement que nous en gardons ? sinon l’image, du moins l’illusion que nous la fixons ? sinon le mouvement, du moins l’espace que nous traversons ? sinon la vie elle-même, du moins la croyance que nous existons ? ALEBRIJE ! ALEBRIJE ! ALEBRIJE !

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23 mai

Penser / Pencher.

Pour penser il faut forcément

se pencher sur soi.

Dès le premier penser, l’homme s’est trop penché,

et il a chuté.

Le mythe de la chute originelle

le pense encore.

C’est pourquoi l’homme n’arrête pas de tomber.

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1er juin

…… Comment ne pas évoquer ici l’auteur savoisien qui sut profiter d’un confinement involontaire pour rédiger un petit livre, chef-d’œuvre d’intelligence et d’humour, le Voyage autour de ma chambre ? Xavier de Maistre est mis aux arrêts dans sa chambre, à Turin, pendant 42 jours, pour avoir participé à un duel. La première édition est datée de Turin, en 1794, anonyme. Celle que je possède est datée de Paris, chez Dufart, an VII soit 1799, toujours anonyme. Le livre ne se présente pas sous la forme d’un journal mais sous celle d’un récit parodique de voyage divisé en 42 courts chapitres. Je remarque d’abord que son confinement a duré 42 jours et que le nôtre en compte 55. Les 42 chapitres pourraient-ils correspondre aux 42 jours de la rédaction ? En aucune façon, car le chapitre XII contient deux mots et le suivant trois lignes, l’auteur montrant clairement par là que seules l’imagination et la fantaisie  en ont été les maîtres d’œuvre. Ce confinement peu douloureux dans sa forme est le point de départ d’un badinage littéraire où les propos les plus graves ne nuisent en rien à la légèreté de l’ensemble. Notre confinement strict de 55 jours, s’il ne fut pas exactement douloureux pour tous de la même façon, a été pour tous éprouvant et angoissant. Les morts quotidiens sont toujours là pour nous rappeler la gravité de la situation, même si elle semble s’améliorer.

Pourtant, le confinement semble susciter des attitudes, des cheminements de pensées, des réflexions comparables, bien que soient différents les causes, les époques, les milieux. Je citerai d’abord la description d’images (estampes, tableaux…) avec lesquelles le narrateur engage un dialogue où se mêlent souvenirs et réflexions. Puis l’examen des qualités propres à la peinture et à la musique, la qualité, aussi, des artistes. Xavier de Maistre, militaire, écrivain, fut aussi un peintre de talent. « On voit des enfans toucher du clavecin en grands maîtres ; on n’a jamais vu un bon peintre de douze ans. La peinture, outre le goût et le sentiment, exige une tête pensante dont les musiciens peuvent se passer… On ne saurait, au contraire, peindre la chose du monde la plus simple, sans que l’âme y emploie toutes ses facultés ». Enfin la mention du buste du père de l’auteur, décédé, qui repose sur une tablette au-dessus de son bureau. Sa description soulève en lui beaucoup d’émotions où se mêlent à la fois le regret du cher défunt et celui de la patrie perdue puisque les armées de la Révolution ont envahi le duché de Savoie à la fin du mois de septembre 1792, invasion que le noble savoisien refuse évidemment. Xavier de Maistre vivra désormais en exil. Né en 1763 à Chambéry, il ne fera qu’un court séjour à Paris en 1839 avant de revenir à Saint-Pétersbourg où il décède en 1852. Le buste de son père paraît bien réel, le portrait de mon père est fictif. Bien que ce buste soit représenté sur le frontispice en regard de la page de titre, ne pourrait-il pas être, lui aussi, une invention du narrateur ? Quant à l’exil, le jeu des miroirs multiplie trop ses figures pour qu’il soit possible de les évoquer ici.

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16 juillet

Randonnée pour se mettre en jambe, avec Françoise, du col du Joly au col de la Fenêtre (trois heures aller-retour). Les nuages bas, blancs et noirs, plombent le ciel et des vagues de brouillards et de brumes plus claires montent de la vallée d’Hauteluce. Elles courent sur les reliefs autour de nous, masquant et dévoilant tout à tour la pelouse alpine et les pierriers. De temps en temps de petites trouées de lumière éclairent les falaises et les pics qui nous dominent ou nous font face. Ce n’est pas la première fois que je plonge dans cette atmosphère troublante où le solide et le gazeux se disputent la prééminence, où la paroi se dévoile au loin quand l’herbe mouillée à nos pieds échappe à notre regard. Les fleurs sont partout et certaines débordent de leurs tapis jusque sur le sentier creusé par les marcheurs. Beaucoup de gentianes jaunes, de marguerites, de campanules, de géraniums sauvages, de boutons d’or, d’anémones et bien d’autres que je connais de vue mais dont je n’ai jamais su les noms. De grands espaces, de tous côtés, sont recouverts de rhododendrons, cette rose des Alpes dont les buissons fleuris épousent la pente, les creux et les bosses, vagues silencieuses de verdure et de couleur qui s’élancent, au-dessus des alpages proprement dits où les troupeaux carillonnent, jusqu’aux premiers pierriers d’où elles se retirent en laissant ici et là des spécimens têtus et vigoureux dispersés entre les blocs, bien disposés à ne pas lâcher prise et à conserver leurs positions. Plus haut, quelques grosses gentianes bleues sur la pelouse entre les rochers. Etrange et perpétuel combat du solide et du gazeux, de la verdure et du rugueux, de la lumière et de l’ombre humide qui nous entoure. Peu d’insectes à cette heure, prisonniers des calices des fleurs. La pandémie continue de sévir, mais la montagne s’assoie dessus en redoublant les caractères fantastiques de sa flagrante indifférence.

 

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5 août

…… Duchamp accorde de fait à l’ensemble des choses une profondeur symbolique  allouée jusque là aux œuvres d’art et aux mots. Les choses banales font désormais « penser » autant que les mots. Grâce aux readymades, elles vont occuper désormais autour de nous une place dont on ne mesure pas encore l’importance ni les conséquences : il crée un nouvel espace. Ne dit-on pas déjà que tous les objets qui nous entourent sont ou deviennent des « Duchamp », « readymades latents ». Un nouveau langage « matériel » en gestation, un nouveau code (« le Duchamp » ?) nous cerne dont nous ne connaissons ni les tenants ni les aboutissants, ni la grammaire, ni la syntaxe, à peine quelques items,  projections en  n dimensions, « vocables » dont déjà s’enchante la fable. En jouant avec les choses comme en jouant avec les mots, ou en se jouant d’elles (en s’enjouant d’elles), Duchamp renouvelle notre vision en libérant nos pupilles, crée un nouveau langage visuel donc une nouvelle lecture, donc une nouvelle perception du réel. Où est la fin de l’art ?…

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18 août

Le sens peut-il aller au-delà du sens qu’on lui accorde ? Question de fiabilité. Le sens donné au sens qui nous satisfait un instant comme une bille au creux de la main. A vrai dire, les hommes ont-ils jamais eu besoin de sens pour vivre, ou plutôt, survivre ? Depuis 500 000 ans environ, les hormones et l’adrénaline n’ont-elles pas largement et suffisamment répondu à la question ?

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13 septembre

 Depuis plusieurs jours, ou, plus précisément, depuis plusieurs nuits, ma tête repose près des Huit Immortels peints sur le plateau supérieur d’un petit chevet chinois du XIXe siècle. Cet abattant en bois laqué noir et or ferme une cuvette peu profonde où on peut déposer feuilles et minces documents. Or sur noir, des motifs géométriques et floraux décorent respectivement en façade les montants et les vantaux qui s’ouvrent sur le plus grand espace de rangement. Un large filet rouge souligne les images des vantaux et du plateau. Les serrures en bronze ouvragé mettent une touche finale à cette précieuse ornementation.

Cette table de nuit originale et exotique remplace avantageusement le meuble précédent, un plateau circulaire branlant en cuivre doré simplement posé sur son trépied, ensemble caractéristique du mobilier des nomades du désert.

Ces huit Immortels, divinités du taoïsme, depuis une large terrasse bordée de grands arbres, rendent hommage à Shou Lao, dieu de la longue vie. Maître des destins, il est ici représenté flottant dans l’air avec ses attributs, juché sur une grue aux ailes largement déployées. Les huit personnages en habit traditionnel portent aussi chacun un objet emblématique. De ce groupe des huit, je n’en citerai qu’un : Zhang Guolao, maître taoïste désigné par le yugu, un instrument de musique à percussion. Il est le patron des peintres et des calligraphes. Comment ne pas être sensible à la réunion insigne de la musique, de la peinture et de l’écriture considérée comme un art à part entière ? Peut-être pourrais-je bénéficier un peu de l’immense privilège qu’il partage avec ses collègues ? Non, c’est trop et inutilement espérer. Il faut simplement profiter des caractères et de l’originalité de chacune de ces figures dont la profondeur symbolique est sans limites.

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7 octobre

Pauvre « P » de Poésie, même. 80 nouveaux décès en 24 heures. On compte, en France, 32445 morts depuis le début de la peste chinoise. Alebrije ! Alebrije ! La situation sanitaire se dégrade de plus en plus à Lyon. Les mots mêmes que nous prononçons ou que nous entendons peuvent être les vecteurs de la maladie et, en fin de course, de la mort. Alebrije ! « Les conclusions [d’une] étude montrent que certains mots projettent davantage de gouttelettes que d’autres et ce plus rapidement. C’est le cas des mots qui commencent par la lettre « P », qui envoient des jets d’air qui atteignent un mètre en une seconde ». Pauvre « P ». Pauvre « P » de Pain, de PaPa, de Paix, de Perle, de Partition, de Précieux, mais aussi de Postillon, de Peste, de Putréfaction. Pauvre seizième lettre de l’alphabet et la douzième des consonnes, dénigrée, consPuée, si injustement mais scientifiquement suPPôt de notre Perte, Providence de la Pestilence. Pauvre « P », au Pilori de Porphyre ! Alebrije ! Pauvre « P » de Poésie, même…

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21 octobre

Hommage national à Samuel Paty à la Sorbonne. Il aura lieu ce soir à 19 h 30. Dans la cour de la Sorbonne. Les honneurs seront rendus à ce professeur décapité par l’islam fasciste. J’emploie le terme décapité car le 16 octobre dernier je ne suis pas arrivé à l’écrire. Mais il faut bien nommer les choses par leur nom si l’on veut aller au-delà de l’horreur et la renvoyer à la figure de ceux qui s’en glorifient.

Il est à la fois effrayant et écoeurant de penser que des personnes, sincères ou non, n’aient à leur disposition que la religion pour se meubler l’esprit, que leur religion pour avoir le sentiment d’exister, à leurs yeux et à ceux des autres au point d’en devenir fou furieux, pousse-au-crime, meurtrier. Alors qu’il existe, au choix : l’art, toutes les sciences, la littérature, la technologie, les loisirs créatifs, le sport et je ne parle même pas de la poésie. J’en oublie certainement. L’engagement politique dans le débat démocratique, par exemple. Liberté, égalité, fraternité sont-ils des concepts si difficiles à comprendre pour les lecteurs, hélas, d’un seul livre ?

J’ai suivi avec Alix, ce soir, l’hommage national à Samuel Paty dans la cour de la Sorbonne. Moment émouvant. Je pense que le président a trouvé les mots justes. Se souvenir qu’en 1994, Jorge Semprun disait qu’après le stalinisme et le nazisme du XXe siècle, c’est « l’intégrisme islamique [qui] accomplira les ravages les plus massifs si nous n’y opposons pas une politique de réforme et de justice planétaire au XXIe siècle ».

22 octobre

kunisada

Portrait d’un comédien d’après d’Utagawa Kunisada (1786 – 1865).

 

Ecrire un livre qui aurait pour titre Capitale de la douceur.

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13 novembre

Hier, l’humidité dans l’air faisait trembler les belles couleurs de l’automne, mais l’arc-en-ciel, ce matin, était en moi.

Hier, les baies de genièvre étaient aussi sans pourquoi, mais les aiguilles qui les protègent savent.

Hier, j’ai pensé que cette basane fine, de couleur crème, pourrait avantageusement combler le manque du plat inférieur de la reliure endommagée.

Hier, Bruno, à qui j’avais téléphoné, confiné lui aussi à la campagne, m’a dit que Claudine pourra le rejoindre pour le week-end en raison de son « statut » de senior doublement prioritaire en raison de son asthme.

Hier, j’ai vu une fillette, de retour de l’école, caresser le brave Pouki à travers le grillage.

Hier, Bruno m’a dit que Claudine ne travaillait qu’un jour sur deux à la bibliothèque.

Hier, j’ai moi aussi essayé de ne penser qu’une heure sur deux à la Grande Catastrophe qui paralyse la planète entière à des degrés divers.

Depuis le printemps dernier, pour le meilleur et pour le pire, nous sommes soumis au temps de l’intermittence. Intermittence des relations humaines, intermittence du travail, plus gravement aux intermittences de la pensée devant l’inconnu ouvert devant nous. Et quid des intermittences de la création dans de telles conditions ? Quid des intermittences de l’amour et de la solidarité dans la méfiance et le soupçon généralisés ? Quid des intermittences de toutes les choses de la vie en pointillé ?

Quid de l’intermittence de nos univers et de nos intimités pour longtemps morcelés  ?

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28 novembre

Le premier confinement avait en quelque sorte « l’attrait », si l’on ose dire, de l’impensé, du tragique, de l’horrifique. Le second confinement nous plonge dans les tranchées de la guerre sans fin, dans les boyaux de l’humiliation et de la résignation. Le peu de lest lâché à partir de ce week-end n’y change rien. Cette atmosphère de liberté surveillée avec épée de Damoclès sanitaire sur la tête ne présage rien de vraiment joyeux pour « les fêtes » de fin d’année. Ajouter la crise économique, le débat qui fait rage sur les violences policières, la perspective, est-ce possible, d’une troisième vague. Le climat se refroidit vraiment, ou devient brûlant, selon son propre métabolisme. La sortie de la tranchée, pardon, du tunnel, n’est pas encore à l’ordre du jour. Un joker, peut-être, le vaccin, mais quand ?

Ce soir, froid glacial et belle lune gibbeuse ascendante. Patience, patience dans le confinement, mais ma mine de graphite semble reculer au lieu d’avancer. Le programme que j’avais voulu remplir au début de l’année a été perturbé, détourné, même si j’ai su faire front en continuant coûte que coûte. Aurais-je écrit différemment s’il n’y avait pas eu ce télescopage ? J’ai essayé de garder la distance mais j’ai toujours été rattrapé, malgré moi, par les images de la détresse et de la mort. Les souvenirs, même heureux, qu’ils remontent à la surface ou descendent de la montagne, ne sont pas là pour guérir le présent. Le présent doit guérir ou se guérir tout seul. Les souvenirs ne devraient pas être là pour oublier le présent. Ils ne devaient être là que pour eux-mêmes, par moi, pour moi et quelques proches, surtout par l’esprit. Les souvenirs, mes souvenirs, ne devaient être là que pour eux-mêmes. Actes de présence virtuelle qui s’animent dans un espace qu’ils créent de toutes pièces, découpages incertains, arbitraires, motivés ? Pourquoi tel souvenir, plaisant ou désagréable, plutôt qu’un autre de même nature ? Complexion, idiosyncrasie, génétique, éducation ? Le souvenir est là, du rappel fortuit au pointage délibéré, jouet de quelle(s) force(s), machine de quelle inspiration ? Jouet de la pensée, dérive de l’imaginaire, piège de l’esprit, recours argumenté, fiction patiente ou plaisante, reconstruction toujours, réinitialisation forcée, gain d’un instant sur le mouvant avec en regard, comme un miroir, tous ces textes en arpège qui l’arpentent et l’augmentent. Je ne sais plus ce que c’est qu’un souvenir ni ce qui l’anime.

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6 décembre

A y regarder de plus près, la notion de contrainte en littérature n’est pas nouvelle. A l’origine, la langue elle-même est la réponse à un état de fait de l’évolution de notre espèce qui sut profiter de la faculté de son larynx pour proférer des sons autrement qu’avec de simples cris modulés en fonction de ce que l’on ne nommait pas encore « terreur », « douleur », « joie », satisfaction ».

Il en fut de même pour l’écriture, quand il fallut bien tenir ses comptes pour séparer les grains destinés aux nouvelles semailles de ceux nécessaires à la nourriture et aux échanges, toutes ces opérations bien entendu scandées par le rythme des jours et des saisons.

Les codes du bon gouvernement comme les codes de bonne conduite, autrement dit les tables de la loi, de toutes les lois, suivent ou sont contemporaines de ces inéluctables registres sans lesquels même l’homme dit « moderne » ne serait pas, et même ne saurait pas ce qu’il est.

« La littérature » elle-même prend le train, qui n’existait pas encore, en marche, première contrainte. Je ne m’étendrai pas sur les contraintes suivantes du support, tablettes, papyrus, parchemin, papier, bits, qui nous entraîneraient beaucoup trop loin mais dont il faut souligner l’importance, tant pour la rédaction que pour la transmission.

J’ai acheté vendredi dernier trois jacinthes. Deux ornent mon bureau, la (future) bleue et la (future) blanche. La rouge est restée dans un photophore, en bas, au salon. J’aime renouer le contact visuel avec cette fleur dont la pousse émerge à peine du bulbe. J’aurai la patience d’observer la lente progression de son développement, la naissance de son inflorescence en grappe, l’épanouissement progressif de ses clochettes.

7 décembre

Comment parler de la liberté quand on se sert d’un outil né d’un état de fait biologique, développé sous la contrainte de la faim et de la mise en forme de l’espace social au fil des âges ? Certainement en remontant le filet d’encre jusqu’à son origine pour mieux en maîtriser l’écoulement (calli)graphique et son développement idéologique.

Les premières contraintes furent les scansions des jours et des saisons, les secondes celles relatives aux sons, aux graphies et aux supports, les troisièmes furent celles d’une esthétique en gestation quand on s’aperçut des effets des tons et du compte des syllabes, des avantages éventuels de la symétrie, des reprises ou bien des ruptures dans l’économie du langage, à l’oral comme à l’écrit, dans la déclamation publique comme dans la lecture silencieuse.

La littérature est toujours un objet fantasmé sous le signe d’une illusoire liberté (je n’échappe pas à la règle) qui croit en trouver de nouvelles en créant pour elle-même de nouvelles contraintes et en s’en réjouissant. Le résultat n’en est pas pour autant à dédaigner tant de ces nouvelles pistes, au-delà du spectaculaire, peuvent être intéressantes à explorer.

Je pense à certaine réunion d’auteurs, quelque peu secte, qui fait de cette liberté sous contrainte un programme de création. Il n’en reste pas moins que cet organisme n’est en définitive que la branche d’une observance renforcée de ce que l’on peut nommer aujourd’hui l’Office de la LIttérature PHANTasmée qui regroupe de fait tous les écrits jamais écrits depuis la nuit des temps. Office de la littérature phantasmée que j’appellerai désormais OLIPHANT.

Mais la pandémie et le terrorisme, tant tout ça ? Monstrueux resquilleurs qui se sont sauvagement imposés. Flatulences tragiques de l’histoire dans les salons de nos idéaux trop idéaux peut-être où hygiène et tolérance ont été mal évaluées pour notre plus grand malheur.

Où l’on parle maintenant d’une troisième vague pour la fin du mois et le début de l’année prochaine. Qui va respecter la distanciation sociale le 31 décembre à minuit, l’heure de tous les dangers, l’heure dont le criminel virus chinois va essayer de profiter pour déployer plus encore sa nocivité.

8 décembre

Du son, du signe et du sceau de l’Oliphant

Toute la littérature, des premiers comptages et des premières cosmologies jusqu’à nos textes dits « expérimentaux » relèvent de cet Office, naissent sous le sceau de cet Office. Ils sont à la fois le produit et le complice de « la réalité » qu’ils expriment, même pour la dénoncer. L’acronyme a ceci de plaisant et de particulier qu’il suggère et contient à lui seul la naissance et le développement du fabuleux matériau qu’il désigne. L’Oliphant est le son des premières invocations, il est le signe arboré de la geste à venir, en l’espèce le « pré-texte », il est enfin le sceau de la chose accomplie, signature manifeste, éminente, ardente.

Il est la ressource obligée des littérateurs novices et des praticiens quasi assermentés, il est la matière et le médium en service commandé quoique malléable à volonté, à l’orée de la forêt obscure, l’Oliphant toujours sonne, aux oreilles résonne.

Le voisin qui habite la maison au-dessus de la nôtre a déployé dans son jardin les guirlandes lumineuses qu’il met  en place depuis de nombreuses années à cette époque. Statiques ou en mouvement perpétuel, ces lumières électriques irriguent la nuit de leurs combinaisons multicolores en faisceaux, en grappes, en rideaux, en pluie tombante. Un gros flocon de neige éclaire le chemin du traineau tiré par des rennes. Les lumières bleues et blanches dominent sauf sur le sapin décoré où s’épanouit toute la palette d’un arc-en-ciel nocturne. Notre quartier, la nuit, prend ainsi un petit air de fête grâce à cette illumination.

Je réalise que c’est ce soir qu’aurait dû avoir lieu la fête des Lumières à Lyon. Bien entendu, cette manifestation a été annulée. Mais je ne doute pas que de nombreux lumignons seront néanmoins présents aux fenêtres et sur les balcons de la ville. Alebrije !

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17 décembre

Oliphant libère et imprime en la fiction ce que le principe de réalité exprime et commande en nos faits, pensées et gestes…

 

18 décembre

La barre des 60 000 morts est franchie. Et dire que James Bond n’est plus là pour nous tirer d’affaire, pour réduire à néant ce méchant terroriste aux ambitions planétaires. Alebrije !

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29 décembre

Proust. « Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous. Ne vient de nous-mêmes que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. Et comme l’art recompose exactement la vie, autour de ces vérités qu’on a atteintes en soi-même flotte une atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère qui n’est que la pénombre que nous avons traversée ».

30 décembre      Mercredi

01 h. Sonate de Bach pour violon et piano n° 4, en ut mineur, BWV 1017.

Je débute ma journée, en pleine nuit, en écoutant cette sonate interprétée par Glenn Gould au piano et Yehudi Menuhin au violon, sonate enregistrée à Toronto en 1965. J’avais quinze ans. J’en ai aujourd’hui soixante-dix. Le violon exécutant la mélodie mélancolique de la Sicilienne rend parfaitement compte de mon état d’esprit, cette nuit.

Ce programme n’était aucunement prévu il y a quelques heures seulement. Un recueil d’interviews de Glenn Gould intitulé Non, je ne suis pas une excentrique, découvert aujourd’hui même, m’a simplement amené à écouter ce disque en en commençant la lecture, tardivement. Ecouter Glenn Gould et Yehudi Menuhin n’est certainement pas la plus mauvaise façon de débuter un jour anniversaire, quelque spleen que l’on puisse éprouver en songeant à ce temps qui passe. Il en va de cette mélodie comme de celles qui accompagnent les lieder du Winterreise. Du grand écart permanent qui charme autant qu’il écartèle.

9 h 15. J’écoute à nouveau la Sicilienne. Danse dont le ton mélancolique contraste nettement avec le mouvement ferme et animé du violon de Yehudi Menuhin qui va sans cesse de l’avant comme une eau vive qui court. Ce n’est pas la valse des heures mais bien le déroulement d’une assez grave farandole-danse de la vie humaine. Non, je ne me sens pas un excentrique en écrivant ces mots humains, bien trop humains.

A partir de 11 h, chute de neige par intermittence. Elle ne tient pas encore à notre altitude. Il ne fait pas assez froid. Le ciel s’est d’ailleurs éclairci dès le milieu de l’après-midi.

Françoise m’a téléphoné en fin de matinée pour me souhaiter un bon anniversaire. Nous avons disserté quelque peu pour savoir s’il était raisonnable de continuer à célébrer ces rendez-vous annuels. A partir de la septième décennie particulièrement. Comme le dit beaucoup mieux que moi Juarroz dans son poème Les Paradis perdus n’existent pas :

« … Ainsi perdons-nous également l’âge

qui semblait croître

et pourtant diminue chaque jour,

car le compte est à l’envers… ». (Poésie Verticale, Trente poèmes, Unes, 1990).

Je pense qu’on ne peut pas dire mieux.

Alix m’a offert un cadeau auquel je ne m’attendais pas : une chemise et un pull aux belles couleurs de l’automne, celles que je préfère. Me voilà paré pour affronter le nouvel an, chaudement.

Oserais-je reprendre à mon compte ce que Glenn Gould dit de lui à propos de la musique et de son interprétation : « … ce qu’on croit entendre à l’intérieur de soi-même ne correspond pas forcément au résultat objectif produit », mutatis mutandis évidemment.

Sicilienne de vie.

31 décembre

Ce matin, à notre réveil, il neigeait faiblement, mais à nouveau il neigeait. Une fine pellicule de neige a recouvert notre prairie, ouvrant une page blanche qui allait vite disparaître avant la fin de la matinée, ne laissant plus ici ou là que quelques confettis.

Reçu aujourd’hui même une lettre de … à qui j’avais envoyé ma plaquette sur les dés à jouer et celle rassemblant des textes sur Duchamp. J’apprécie de recevoir cette lettre aimable qui relance ma réflexion sur Marcel Duchamp :

« Mais le problème reste pour moi que Duchamp en ouvrant la boîte de Pandore laisse le champ (!) libre et ouvert à toute lecture, toute interprétation, qui, de facto, deviennent de l’œuvre dans l’œuvre. Que ça plaise ou non, c’est une particularité duchampienne. Et une particularité infinie ».

J’aime « infiniment » la notion des lectures et des interprétations qui « de facto, deviennent de l’œuvre dans l’œuvre ». Subtile, inframince reconnaissance de ce que j’ai pu écrire et avancer, réaliser même avec mon hommage en forme de Boîte-en-catalogue, non sans risques ?

Hélène et Florian nous ont amené Boucle d’Or vers 17 heures. Elle passera la soirée et la nuit avec nous car ils étaient invités à réveillonner chez des amis. Nous nous retrouverons tous demain pour « fêter » à nouveau cette nouvelle année en déjeunant ensemble.

Nous ne tournerons pas pour autant, demain, la page de la pandémie. Bien malgré elle, cette année nous aura fait souffrir un jour de plus, soit 366 jours, puisque cette année 2020 est une année bissextile.

De quels espoirs demain peut-il être la fin ?

© A. COLLET

11 octobre, 2020

Savoie, bonne nouvelle !

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 10:13

 

 

 SAVOIE, BONNE NOUVELLE !

 

 

 

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Lambert Van Der Burch. – Sabaudiae Respublica et Historia. –

Lugduni Batavorum [Leiden] : Ex officina Elzeviriana, 1634. – 16°. Reliure parchemin.

Collection dite des « Petites Républiques ». Page de titre-frontispice gravée sur cuivre.

Titre dans un cartouche surmonté d’un écu armorié, couronné et ceint de la devise des ducs de Savoie : « Fert » (« Il frappe »).

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Lambert Van Der Burch, fils d’un chevalier de la Toison d’Or président du Conseil royal de Flandre,

fut doyen du chapitre d’Utrecht et un ami des arts et des lettres.

Cette édition est une réimpression du même ouvrage paru à la fin du 16e siècle sous le titre suivant :

Sabaudorum ducum principumque historiae gentilitiae liber II, Leyde, ex officina Plantiniana, apud C. Raphelengium, 1599, 4°.

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- La Chronique de Savoie de Jean d’Orville dit Cabaret (1419) est l’oeuvre médiévale la plus importante relative à l’histoire de la Savoie. L’édition moderne établie sur les manuscrits est la suivante :

La Chronique de Savoye de Jean d’Orville dit Cabaret, traduction-adaptation en français moderne par Daniel Chaubet, La Fontaine de Siloé, 73803 Les Marches.

- Au 16e siècle se distingue particulièrement La Chronique de Savoie de Guillaume Paradin (vers 1510 – 1590) dont il existe trois éditions :

Chronique de Savoye de G. Paradin, Lyon, Jean de Tournes, 1552 et 1561, puis Genève, Jean II de Tournes, 1602. Ces éditions restent encore dans la mouvance de la Chronique de Cabaret.

- Le 17e siècle voit la monumentale édition de Samuel Guichenon, Histoire généalogique de la Royale Maison de Savoie, Lyon, Guillaume Barbier, 1660, 2 vols in folio (2°), puis Turin, Jean-Michel Briolo, 1778-1780, faire entrer l’histoire de la Savoie dans la période moderne.

- – Le texte de L. Van Der Burch, dédié au patricien, sénateur vénitien et mécène Domenico Molino, reste tributaire de l’historiographie du 16e siècle et des informations données notamment par la Cosmographie de Sébastien Münster (1488 – 1522) traduite en français et augmentée par François de Belleforest (1530 – 1583) en 1575. Ce petit livre n’est pas cité dans Les Premiers historiens de la Savoie (XIIIe – XVIe s.), par D. Chaubet, L’Histoire en Savoie, Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie, n° 113, 1994 (73008 Chambéry).

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Les blasons identifiés sont les suivants, de gauche à droite et de haut en bas :

I. 1) de Saxe : burelé de sable et d’or, au crancelin de sinople, brochant en bande sur le tout ; 2) Empire / Savoie ancien : d’or à l’aigle de sable, sur le tout de Saxe ; 3) Chablais : d’argent, semé de billettes de sable, au lion du même, armé et lampassé de gueules, brochant sur le tout ;  4) Piémont : de gueules à la croix d’argent brisé d’une bordure d’azur.

II. 1) Royaume de Chypre : a) Jérusalem : d’argent à la croix potencée d’or, cantonnée de quatre croisettes du même ; b) Lusignan : fascé d’argent et d’azur au lion de gueules brochant sur le tout ; c) Arménie : d’or au lion de gueules couronné ; d) Chypre : d’argent au lion de gueules, armé et lampassé de gueules ; 2) Aoste : de sable au lion d’argent armé et lampassé de gueules.

IV. 2) Gênes : d’argent à la croix de gueules (croix de saint Georges).

Sur le tout : de Savoie : de gueules à la croix d’argent.

Alain Collet

23 mars, 2020

Testament d’un papy boomer. Sur la tragédie du coronavirus.

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 16:41

TESTAMENT D’UN PAPY BOOMER

Sur la tragédie du coronavirus

 

Frères humains, ma colère est grande devant le désastre que nous nous sommes infligés par nos comportements déraisonnables, manipulés et orchestrés par l’hubris de grands idéologues de la croissance infinie heureuse pour tous mais avant tout pour leurs escarcelles et egos.

Enfants de la guerre, pleins de bonnes résolutions après une récidive de folie meurtrière séculaire, Déclaration de Philadelphie et  charte de la Havane (1948 OIC) avaient promu la dignité de l’humain et le bien commun, la coopération économique (la pauvreté est un danger pour tous), les normes internationales du travail (le travail n’est pas une marchandise), le contrôle des mouvements de capitaux et des prix de produits de base – bref un monde plus humain après le désastre. Mais comme chacun le sait, les bonnes résolutions ne tiennent guère et l’OMC (1994) nous a vite institué la compétition des économies, la déterritorialisation, la spéculation sur toutes ou presque matières premières, la maximisation des avantages compétitifs induisant moins disant social et fiscal – bref tout ce qui nous amène au désastre financier puis climatique et enfin sanitaire.

La guerre jusqu’au 20e siècle était sanglante et l’humanité ne la supportait plus, au moins chez nous, les « développés » ; s’est mise en place la guerre économique aussi rude : chômage, précarité, marginalisation d’un côté ; exploitation des populations fragiles de l’autre, revêtue du prétexte de sortie de la misère. Les bengladis et autres populations écrasés dans l’effondrement d’ateliers minables apprécient le cynisme de donneurs d’ordre et d’actionnaires toujours plus rapaces, pour la fabrication de produits de masse souvent bas de gamme destinés, avec retours sur investissements conséquents et transports polluants, aux populations en voie de paupérisation d’occident. Une certaine mystification des « trente glorieuses » n’a tenu que le temps de compétition de la guerre froide avec le communisme. Ce dernier disparu, autocratie de vieillards séniles et aussi cyniques qu’en face, le capitalisme triomphant sans modestie ni frein s’est empressé de récupérer au moins partiellement, ce qu’il avait dû concéder.

Et nous voilà maintenant après un désastre financier aux responsables absous et reconduits sans vergogne, un désastre climatique annoncé et si mollement pris en charge par les égoïsmes nationaux, devant un désastre sanitaire produit de la pauvreté, de la rapacité humaine sur les espaces naturels, des échanges commerciaux effrénés internationalisés. Dépassés par les événements, nos grands capitaines lâchent l’argent qui soi-disant n’existait pas avant, convertissent les industries de luxe en  fabriques de produits de première nécessité, très bien, espèrent-ils s’offrir en plus une nouvelle virginité à si bon compte. Profitons de ce temps de confinement pour regarder avec courage et lucidité où nous ont mené dans leur hubris ces « Importants de Davos » grands manitous-je-sais-tout de l’économie, généraux de la guerre économique mondialisée sans oublier leurs idéologues inspirateurs Friedman et ses chicagos boys, reaganiens et tatcheriens et nos  politiques convertis ou paresseux qui ont mis en application leurs idées. L’histoire humaine ne peut plus se payer le luxe de bégayer et ce qui est sûr maintenant, c’est que personne petit ou grand n’a la vérité absolue, qu’un monde dirigé par une finance non contrôlée satisfaisant des appétits de gains par et pour une consommation souvent suscitée et effrénée, des échanges internationaux sans bienveillance, nous envoie tôt ou tard dans le mur. Méditons ces fragments du poème « Genêt » de Léopardi sur la condition humaine ; j’ai conscience de déformer un peu par les extraits, mais chacun pourra le trouver facilement en entier s’il le souhaite :

 

Qu’il vienne maintenant l’optimiste rêveur
Divinisant la race humaine en sa ferveur,
Qu’il vienne contempler, béate créature,
En quel souci nous a l’indulgente nature.
Apôtre du progrès sans fin, qu’il vienne voir
Jusqu’où s’étend de l’homme ici-bas le pouvoir !
O forte race humaine, il suffit d’un caprice,
D’un brusque mouvement de la mère nourrice
Pour t’anéantir, toi, ton œuvre, ton passé,
Tout, jusqu’au souvenir de ton être effacé !
O progrès, ô génie humain, c’est sur ces plages
Que de tes hauts destins tu peux lire les pages.
Viens t’admirer ici, siècle superbe et vain,
Qui, de la vérité désertant le chemin,
Crois marcher en avant et marche en arrière,
Nommant progrès ton culte abject de la matière.

……………….

Mais je tiens pour un sot berné par l’espérance,
L’être né pour la mort, créé pour la souffrance,
Qui se dit mis au monde et fait pour être heureux,
Et qui d’orgueil enflé, repu de songes creux,
Oubliant du passé les détresses subies,
Façonnant l’avenir au gré de ses lubies,
Promet sur cette terre, Éden universel,
Des bonheurs ignorés du monde et même au ciel

……………………….

 

Quand le bon sens partout est toujours insulté,
Quel sentiment, ô pauvre et triste humanité,
Quel dégoût attendri de pitié douloureuse
Soulève dans mon cœur ta misère orgueilleuse!…
De l’humaine raison que doit-on espérer,
Et nous faut-il en rire ou faut-il en pleurer?

…………………………

Ignorant et les temps et la race mortelle,
Sans plus se soucier des fils que des aïeux,
Esclave du Destin qui règne et vit en elle,
Éternellement jeune, éternellement belle,
La nature poursuit son cours mystérieux.
Les peuples cependant, les langues, les empires,
Meurent; aux jours mauvais succèdent les jours pires:
Rien ne trouble sa marche et sa sérénité.
Et l’homme ose ici-bas parler d’éternité !

……………………………

Et toi, souple genêt, dont la tige odorante
De ces déserts brûlés fleurit les rochers nus,

……………………………

Tu n’auras pas du moins sur la terre brûlée,
Où le sort te fit naître et non ta volonté,
Levé superbement vers la voûte étoilée
Un front par la démence et l’orgueil habité !
Sage et soumis aux lois d’une humble destinée,
Tu ne crois pas que l’Être aux décrets paternels
Garde à tes rejetons sur cette fange ignée
Des bonheurs infinis et des jours éternels !

***

Serge Collet

***

Patience patience

Dans le confinement

Tout mètre de distance

Est gage de survivance 

A.C.

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16 février, 2020

Martial d’Auvergne

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 13:09

MARTIAL D’AUVERGNE 

(vers 1420 – 1508)

L’amant rendu cordelier à l’observance d’amours

(extrait, strophes 188 à 207)

Nous donnons ici un extrait du poème L’amant rendu cordelier à l’observance d’amours de Martial d’Auvergne d’après le texte édité à la suite des Arrêts d’amours du même auteur d’après l’édition de Nicolas Langlet Du Fresnoy (1674-1755), édition imprimée à Amsterdam, chez Changuion, en 1731. Ce poème comporte 234 strophes de 8 vers chacune, soit 1872 vers. Ce procureur au parlement de Paris, à la vie bien rangée mais avec des talents d’écrivain et une âme de poète, est le contemporain d’un grand auteur de la fin du Moyen Age, François Villon, dont la vie fut l’exact contraire, marginale et tumultueuse.

Un amoureux éconduit par sa dame décide de rentrer chez les frères mineurs de l’Observance (les cordeliers). Le supérieur, dans ce passage, lui rappelle les dangers des yeux des femmes et leurs manigances pour séduire les hommes. Le supérieur semble être bien au courant de ce dont il parle, ce qui rend encore plus comique l’énumération de ces mises en garde dont Villon se serait certainement moqué,  s’il a pu les lire…

Le volume dont sont extraites ces strophes possède – selon nous – un intérêt particulier du point de vue bibliophilique. Il porte en effet, en plusieurs exemplaires, le cachet de la « Maison de Poésie » (« Fondation Blémont – Maison de Poésie »). Il a vraisemblablement appartenu à la bibliothèque d’Emile Blémont (1839-1927), l’écrivain et mécène à l’origine de cette fondation littéraire. Emile Blémont apparaît au centre du célèbre tableau d’Henri Fantin-Latour, Un coin de table (1872), où figurent aussi Verlaine et Rimbaud. C’est précisément à Emile Blémont que Rimbaud donnera le fameux sonnet autographe des Voyelles.

***

L’amant rendu cordelier à l’observance d’amours

CLXXXVIII

Item, vous avez à garder,

De ces deux yeux tous fretillans,

Sur ces Dames, pour esclandrer  [faire esclandre]

Font estre tousjours assaillans:

Et dont les plus forts & vaillans,

Si y perdent l’entendement :

Car ils trenchent à deux taillans,

Et si tirent à eulx l’aymant.

CLXXXIX

Y a des yeulx d’autre façon,

Doulx yeulx qui tousjours vont & viennent,

Doulx yeulx eschauffans le plisson [la pelisse]

De ceulx qui amoureux deviennent.

Doulx yeulx, qui revont & reviennent.

Doulx yeulx, avançant l’acolée.

Doulx yeulx, qui [donnent] & retiennent ,

Et si baillent bond & volée. ["se renvoient la balle".]

CXC

Doulx, reluysans comme azur,

Qui sont perilleux & dangereux.

Doulx yeulx, tyrans huille d’un mur,

Dont souvent povres amoureux

Souffrent mains tourmens doloureux,

Sans oser montrer le semblant.

Doulx yeulx farouches & paoureux,

Qui donnent la fievre tremblant.

CXCI

Doulx yeulx, moitié blans, moitié vers,

Pour consoler & amortir.

Doulx yeulx , qui jectent de travers,

Pour guérir ung amant martyr.

Doulx yeulx, qui poignent sans sentir. [piquent sans qu'on le sente]

Doulx yeulx, de piteux entre-mes, [diversion*]

Qui font semblant de despartir,

Et si ne bougent jamais.

CXCII

Doulx yeulx à XXV caras.

Doulx yeulx à cler esperlissans, [à l'éclat de perles]

Qui dient C’est fait quant tu vouldras,

A ceulx qu’ils sentent bien puissans.

Doulx yeulx, en l’air resplendissans,

Que chascun ainsi doit bien craindre,

Car ilz ardent, tant sont glissans,

Quant vous les cuiderez estaindre.

CXCIII

Doulx yeulx, renversez à grant haste.

Doulx yeulx, soubzriant aux estoilles,

[Doux yeux qui maint jouvencel gaste]

Et faisans baster aux corneilles.

Doulx yeulx, jectant [feu aux] oreilles,

Qui font gallans jour & nuyt courre,

Et entrer és féves nouvelles, [en nouvelle folie]

Qui ne chéent pas pour escourre. [qui n'arrivent pas pour secourir (?)*]

[On prétendait que la folie se renouvelait à la fleur des fèves.]

CXCIV

Il y a doulx yeulx d’autre sorte,

Qui sont petillans & gingans, [piquants]

Dont compaignons portent la botte,

Et changent souvent nouveaulx gans.

Telz gens servent à estringans, ["petits-maîtres"]

Ou à mygnons dorelotez :

Et les font tenir  si fringans,

Qu’ilz n’ont garde d’estre crotez.

CXCV

Doulx yeulx, indes [et morillons], [bleus et bruns]

Doulx yeulx empanez de sagettes, [aux flèches garnies de plumes]

Aussi saffres que barbillons, [goulus que poissons]

Qui font marcher sur espinettes,

Et gallans aller à mussettes, [en se cachant]

Soit à geler à pierre fendant,

Baiser les huis & les cliquettes,

Pour les Dames qui sont dedans.

CXCVI

Doulx yeulx de joye & de soulas. [plaisir]

Doulx yeulx tournans comme la Lune ;

Dont les plus huppez crient, helas !

S’ilz ne fournissent de pécune,

Avaler leur fault ceste prune.

Et font telz yeulx rire & gémir,

Ceulx qui tiennent telle fortune,

Si ont beau loisir de dormir.

CXCVII

Doulx yeulx, riant par bas & hault,

Ruans à dextre & à senestre,

Qui volent sur ung eschafault,

Et par ces treillis & fenestre.

Il n’y a jacopin [dominicain*] ne prestre,

S’il en a ung ris à demy,

Qu’il n’en perde maintien & estre ;

Tant en sera lors mon amy. [Il t'en arrivera autant]

CXCVIII

Doulx yeulx aussi vers que genesvre,

Couvers de hayes & de buissons,

Qui font gallans gauger le poyvre, [tourmenter]

Et entrer en fortes frissons.

Ceulx qui ont au cueur telz glassons,

Combien qu’ilz soient fort engelez,

S’ilz n’ont garde que leurs chaussons

Passent par dessus leurs souliers.

CXCIX

Item, doulx yeulx, francz & nays, [naïfs]

Qui par dessus leur gorgerette

Tirent une lieue de pays,

Et sont plus picquans que languette.

Ils envoyent ung homme braye nette,

Quant le trait est menu ployé.

Il n’y a coffre ne layette,

Que trestout ne soit desployé.

CC

Doulx yeulx, singlans & desvoyez,

Qui gectent ung maintien [conduite] sauvage,

Dont communément vous voyez

Les povres varletz de village

Porter dessoubz leurs bras la targe,

Ou un boucquet à la saincture ;

Et puis saulter à l’avantage :

Ilz ont bon temps, mais qu’il leur dure.

[targe : petit bouclier pour le combat rapproché, i.e. le "combat d'amour" ?*]

CCI

Doulx yeulx, traversans & courans,

Doulx yeulx, enferré & empenne,

Qui prennent gens aux laz [lacets] courans,

En portant créance par signe.

Il n’est personne estrange ou fine,

Qu’il ne fassent aprivoyser ;

Car ilz ont la vieille migne [mesure]

Ilz vallent ung demy baiser.

CCII

Item, doulx yeulx pipesouers, [trompeurs]

Ruans toujours en ceste poste,

Qui envoyent gallans aux mirouers,

Pour veoir derriere leur cotte,

S’elle est nette ou bien se porte ;

Puis se monstrent de rue en rue,

Pour leur Dame, qui fait la morte,

Tire toy arriere, Moreau rue. [M. = cheval brun-noir]

CCIII

Doulx yeulx, pour festes &  dimenches.

Doulx yeulx, blans & riquanerés, [rieurs]

Qui font vestir habits estranges,

A ces varletz dimencherés ;

Et porter cordons fringuerés.

Mon Dieu, qu’ilz sont embesognés !

Et les verrez rire aux paroys,

Pour leurs cheveulx qui sont pignez.

CCIV

Doulx yeulx, manchans sur le duret,

Qui portent mors à patenostre ;

Et ceulx-là dient, A Dieu [F]leuret*,

Laissez les aller, ilz sont nostres.

L’on  n’en use que à jour d’apostre, [les jours des fêtes d'apôtre]

Les gallans qui en sont férus,

Peuvent bien dire leur patenostre,

Car jamais ne sont secourus.

[Saint Fleuret, évêque d'Auvergne  (Ve s.), auteur de miracles ?*]

CCV

Doulx yeulx, à lozenge  [flatterie] d’ortie.

Doulx yeulx, qui pleurent & souppirent.

Doulx yeulx, qui soubzrient sans partie,

Qui plus avant vont, plus empirent.

De ce dont les compaignons tirent,

Au fort, si faict leur coeuvrechief,

Que souventes foiz les deschirent,

Tant que seuffrent peine & meschief.

CCVI

Doulx yeulx, precieux & bigotz,

Ayans cours parmy ces moustiers,

Qui font dancer sur les ergotz,

Et courir plus dru que trottiers ; [trotteurs]

En ouvrant heures & psautiers ;

Telz yeulx percent les vestemens ;

Et ce fait vers les benoistiers,

« Garde le derriere pour les Alemens ». [= Méfie-toi*]

CCVII

Doulx yeulx, qui jectent eaue par feu.

Doulx yeulx, attrayans & fetis. [agréables]

Doulx yeulx, voyans [allant] de place en lieu,

Dont sont prins les povres chétifz.

Et d’autres yeulx suppellatifs [puissants]

Que tousjours vous escheverez [éviterez]

Et renvoyerez in remotis, [à distance]

Ou vostre ordre transgresserez.

***

Nous avons suivi le texte édité en 1731 le corrigeant au besoin en nous reportant à l’édition du texte édité au XIXe siècle

par Anatole de Montaiglon (Paris, Firmin Didot, 1881). Sont nôtres les corrections ou les notes marquées d’un astérisque (*).

23 novembre, 2019

Un antique Bouddha « d’émeraude » portatif

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 15:19

 

 

Un Bouddha  « d’émeraude » de petit format, oeuvre d’art et de piété portative.

 

Pas plus que le célèbre « Bouddha d’émeraude » de Bangkok vénéré dans la chapelle royale du Grand Palais n’est en émeraude mais en jadéite, la statuette de Bouddha que nous présentons ici n’est en émeraude mais bien en pâte de verre verte,  dorée en partie à la feuille. Elle mesure 4, 5 cm à la base et 6, 5 cm de haut (en fait vraisemblablement presque 7 cm si l’on considère la petite cassure de la flamme du rasmi). Sous le socle est collée une petite étiquette ancienne (fin XIXe /début du XXe s.) avec la mention  « Siam ». Cette étiquette a donc été apposée en toute logique avant 1939, date à laquelle le royaume du Siam est devenu officiellement le royaume de Thaïlande. Un tel soin apporté à un tel objet montre qu’il avait une certaine valeur pour son ancien possesseur, au regard de sa valeur esthétique comme aussi certainement au regard de son ancienneté. Nous n’avons trouvé à ce jour aucune représentation du même type en cette matière.

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La documentation sur ces petites sculptures est mince. Il semble bien que ces images considérées vraisemblablement comme « mineures » n’ont pas encore fait l’objet de recherches dignes de ce nom de la part des historiens de l’art.

L’art bouddhique de Gilles Béguin (CNRS Editions, 2009), dit p. 183 : « L’influence de Sukhotai modifia beaucoup les canons esthétiques de Lan Na. La Wat Pra Sing Luang de Chieng Mai conserve encore un Buddha [en pierre] prenant la terre à témoin daté de 1492 [fi. 22]. Cette sculpture imposante reprend les traits principaux des Buddha sukhotai. On remarque cependant un visage plus fortement charpenté aux joues et au cou plus en chair. Le torse, ample et raide, est dépourvu du modelé subtil et un peu précieux des pièces plus méridionales. Plusieurs buddha en pierres fines et précieuses, dont le fameux Buddha d’émeraudes [sic], palladium du royaume de Thaïlande, appartiennent à ce second style de Lan Na ».

Nous en apprenons un peu plus sur l’origine des Bouddha de verre en lisant l’article d’un historien cambodgien, Michel Tranet :

« E. Origine founanaise du culte du Bouddha d’émeraude. / … Pour retrouver donc l’origine du culte des images, notamment du Bouddha (des dieux, ou des rois déifiés), il faut descendre jusqu’aux premiers siècles de l’ère chrétienne, à Angkor-Borei, où préfigure déjà l’adoration des images du saint-homme : foi et moralité dans le peuple khmer à l’époque pré-angkorienne du Founan. Comme les gens de Sri-Lanka, mais après eux probablement, les Khmers d’Angkor-Borei et du Golfe du Siam passèrent vite de l’animisme à l’hindouisme. Adorer les saintes  images divines – brahmaniques et bouddhiques – devint alors une préoccupation principale des dévots khmers.

Rappelons que les gens riches ou plutôt autocrates founanais qui s’étaient fait, à l’origine, en quelques générations à peine une tradition de fabriquer des statues de Bouddha en verre, de couleur verte ou autres, continuèrent d’observer cette coutume, mais simplement de dimensions plus réduites.

En fait, doués d’un exceptionnel génie plastique, les artistes du Founan s’excellèrent dans les arts, façonnèrent à une échelle souvent très réduite, sous forme d’amulette, des statues de Bouddha en verroterie de toute beauté, hors pair. Parmi les représentations du Bouddha en verre vert caractérisé par un style très sobre et serein sont particulièrement impressionnants les Bouddha sur naga en méditation, et quelques intailles des IIe – IIIe s. d’Angkor-Borei… » (p. 174 – 175). ( « Michel Tranet, Légendes relatives au Bouddha d’émeraude (Prah Keo Morokot) »,  The 9th Socio-cultural Research Congress on Cambodia, 14 – 16 nov. 2006… , Phnom Penh, 2007).

Le royaume du Founan ayant disparu à la fin VIe – début du VIIe siècle de notre ère, ces « Bouddha sur naga en méditation » pourraient donc remonter à cette époque (?). Le texte ne nous paraît pas assez précis au sujet de la datation de ces Bouddha en verre. Signalons que notre Bouddha en verre, en partie doré, est, lui, dans la position dite  « de l’éveil »,  invoquant le témoignage de la Terre, comme la statue de pierre du XVe s. citée dans L’art bouddhique.

Plus précis est le texte de Madeleine Giteau, Note sur les pièces d’art bouddhique de  la collection de S. M. le Roi du Laos ( Arts Asiatique, 25, Année 1972, p. 91 – 128, du moins relativement aux pièces qu’elle a étudiées et décrites.

« Une vingtaine d’images du Buddha en pâte de verre avaient été également déposées dans le That Mak Mo [le stupa dans lequel les statuettes furent découvertes]. Presque toutes ont encore la coiffure en or qui avait été appliquée sur leur crâne. La matière de ces images est une pâte de verre colorée de différentes teintes : blanchâtre, bleue, jaune, brunâtre ; elle a parfois conservé son aspect translucide, mais sur plusieurs images la surface de cette pâte de verre a été corrodée et apparaît rugueuse et terne. Les statuettes en pâte de verre sont de très petite taille. Elles ont pour la plupart 5 à 7 cm de haut… Le visage est ovale avec un nez long, généralement un peu busqué, les arcades sourcilières en demi-cercle, sont en fort relief, la bouche est bien dessinée ; les oreilles au lobe bien dessiné ont un pavillon en pointe. Le costume découvre l’épaule droite… La coiffure, destinée à recevoir un couvre-tête, est lisse ; une pointe conique ou un bouton de lotus surmonte l’usnisa. A l’exception de ce dernier caractère,  tout rattache ces images à l’art de Sukhodaya. La plupart de ces statuettes représentent le Buddha assis invoquant le témoignage de la Terre, seules quelques unes le figurent assis en méditation… ». L’auteur décrit ensuite des statuettes en cristal (30 statuettes). Mme Giteau termine cette recension en disant : « Plus précieuses que les images en pâte de verre par leur matière et leurs ornements, les statuettes en cristal doivent remonter à peu près à la même époque et, en tout état de cause, ne sauraient être antérieures au XVe siècle ».

La description de ces statuettes en verre correspondrait assez bien à celle ici présentée, notamment en ce qui concerne le visage ovale aux traits en relief bien dessinés (nez, arcades sourcilières, bouche, principalement). Le nez, à l’origine certainement un peu busqué aussi, a néanmoins été un peu érodé par les injures du temps. Globalement, la statuette est en bon état, même si la dorure du vêtement a aussi souffert du temps et, sûrement, des manipulations. Devant une forte source de lumière, elle présente une belle matière translucide bleue-verte.

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Une troisième source peut encore nous venir en aide. Il s’agit d’un site web qui paraît assez bien documenté : « Objets d’évasion. Les statues de Bouddha Thaïlande : le guide ». Il relève, à propos du style Lan Na (Thaïlande du Nord) :

« Vers le XVe au XVIIIe siècle (sic), le style Lan Na s’imprègne des codes du style Sukhothai. A l’époque, les matériaux de prédilection sont les métaux précieux, semi-précieux et même le cristal. La forme ovale du visage est alors reprise, avec ushnisha surmontée du ramsi. Le Bouddha est représenté en position assise sur un socle ». Et encore : « Les statues de Bouddha de la seconde ère du royaume Lan Na (XVème et XVIIIème siècles) s’inspirent quant à elles des influences de Sukhothai, avec une forme de visage ovale, un chignon ushnisha surmonté d’une longue flamme ou « rasmi », des boucles de cheveux plus petites. Au niveau du corps, il est toujours massif mais c’est son pan qui descend jusqu’au nombril… ».

Ces informations succinctes recoupent celles du premier texte cité supra avec néanmoins la précision importante des dates où il apparaît que ces statuettes de ce style ont été produites jusqu’au XVIIIe siècle. 

***

D’après M. Tranet, il semble que la conception de ces statuettes remonte aux débuts de notre ère, à l’époque où le royaume disparu du Founan recouvrait à peu près la moitié sud de la péninsule indochinoise. Des statuette de ce type sont aussi conservées au Vietnam. Dès l’Antiquité, et pour longtemps, le verre fut un matériau précieux – il imitait le cristal de roche – et par le fait même devait être associé aux pierres fines et précieuses. On comprend qu’il devint un matériau de choix pour représenter Bouddha : il permettait aux artistes de faire valoir leur « génie plastique » (M. Tranet) tout en rendant hommage au saint homme dans une matière appropriée.

Ces petites images vraisemblablement fabriquées en série comme le dit Mme Giteau n’en sont pas moins « de toute beauté » comme le souligne à juste titre M. Tranet. Si nous recoupons les informations données par les auteurs, tant pour la facture que pour les dates, il semble bien que ce type de statuettes a été produit du XVe au XVIIIe siècle et appartient au second style de Lan Na. Avec néanmoins toutes les précautions d’usage, la statuette ici présentée pourrait donc remonter au plus tard au XVIIIe siècle.

Amulette pour les superstitieux, objet de piété portatif à déposer sur les petits autels de voyage pour les « vrais » dévots, combien de ces objets beaux mais fragiles subsistent-ils encore aujourd’hui hors des pays qui les ont vus naître ?

A. C.

 

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P. S. :

Nous avons trouvé sur le web la mention d’une vente aux enchères d’une collection de huit petits Bouddhas en cristal de roche datés « ca 19e siècle » les 16 et 17 juin 2009 à Paris (hauteur : de 7, 5 à 10, 5 cm). Leur facture diffère de celle de la statuette en verre ici présentée. Le commentaire d’Alain Truong est néanmoins intéressant car il peut se rapporter aussi aux statuettes en verre. Si les objets de ce type (en cristal de roche ou en pierres semi-précieuses) sont si rares « sur le marché », c’est que leurs anciens possesseurs (comme peut-être nos contemporains) ne consentaient pas à s’en séparer en raison de leur caractère sacré, en raison aussi des vertus attribuées à ces gemmes. Il est vraisemblable qu’il en a été de même pour les statuettes en pâte de verre, dorées à la feuille, au moins pour leur caractère sacré, et plus anciennes encore. Nous citons entièrement ce commentaire :

« L’utilisation du cristal de roche et autres pierres semi-précieuses pour sculpter des images de divinités connut un large essor à travers toute l’Asie. Toutefois, leur caractère sacré et les vertus prêtées aux gemmes pour leurs détenteurs, font que ce type d’objet est relativement rare sur le marché de l’art. En Thaïlande, les images bouddhiques semblent avoir connu un réel essor durant la période dite « de Bangkok », soit à partir de la fin du 18° siècle. Cet attrait trouve très probablement selon les spécialistes son origine dans le sillage du buddha de jadéite haut de soixante-quinze centimètres conservé dans le temple d’Emeraude de Bangkok [sic]. La grande rareté de ce type de sculptures ajoute à l’intérêt de l’ensemble réuni par Kenzo au fil des vingt dernières années ».

 

18 novembre, 2019

De l’aura typographique

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 9:23

De l’aura typographique

De la fiction au réel ou viser vers ça

***

La poésie tend vers l’impossible, mais elle nous rend possibles.

Roberto Juarroz, Fragments verticaux, Presque raison, 35.

 

Sur une marge qui existe

d’un monde qui n’existe pas

dire une parole qui existe

sur quelque chose qui ni n’existe ni n’existe pas

 

Peut-être cette parole et cette marge

pourront-elles créer le monde

qui a dû les soutenir.

R.  Juarroz, Poésie verticale, XIII, 9.

 

 

 miniLivre

 Boîte livre minuscule en nacre.

 

Et comme en écho, de très loin, non sans risques, peut-être :

 

Les marges d’un livre sont le halo visible du blanc mystère qui entoure à jamais la création littéraire et sa destination, son aura typographique. Seuls les repentirs de l’un et les commentaires, avisés ou non, des autres, peuvent les remplir. Lorsque les marges du livre sont pleines, de nouvelles ailes lui poussentA.C.

27 août, 2018

Marcel Duchamp, 1968 – 2018, Figures et reflets en tous genres.

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 23:31

 

Marcel Duchamp, 1968 – 2018 : Figures et reflets en tous genres

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Le Grand Verre de Marcel Duchamp parodie d’Annonciation ?

Depuis des millénaires, les hommes n’ont pas cessé de  produire des images, qu’elles soient en deux ou en trois dimensions, de la grotte Cosquer à la sculpture grecque et au-delà, du « simple ornement » gravé sur un objet mobilier au témoignage plus élaboré en plate peinture ou en ronde bosse susceptible d’acquérir une profondeur symbolique, une profondeur symbolique dont la théologie est un des modes d’apparition.

La conception hébraïque d’un dieu unique, jaloux et vengeur, ennemi de l’image, en introduisant en même temps la notion d’éthique, mit un terme à l’utilisation « naïve » de l’image par les humains, pour la décoration comme pour la célébration. Elle introduisit un débat (iconodules vs iconoclastes) qui faillit être fatal à l’image, du moins en Occident.

L’apparition d’un Sauveur, intermédiaire entre les hommes déchus et la divinité, fut à l’origine d’un conflit aigu entre l’an 730  et l’an 843 de notre ère à travers la querelle sanglante des iconoclastes à Byzance. Pour certains, le médiateur divin né de l’immaculée conception ne devait pas plus tolérer la médiation de l’image. L’image pouvait être la représentation matérielle, sensible, d’un adversaire mythique déjà en place ou, au mieux, un artefact de bonne volonté mais susceptible de brouiller le message. Les concurrents mythiques éliminés – d’ailleurs, ce sont toujours les autres qui sont des païens (ou des mécréants, terme plus tragiquement en usage de nos jours) – restaient les représentations créées de bonne foi – si l’on peut dire – par les nouveaux croyants. Non sans mal, les iconodules l’ont  emporté. L’issue du débat – l’acceptation et le culte des images  – va conditionner ainsi tout l’avenir de l’histoire de l’art en Occident.

Dès lors, liée ou non à la religion, plus ou moins contrôlée selon le cas et les époques, l’image va endosser une forme de sacralité ou d’aura suscitée et conditionnée par les usages religieux, politiques et culturels  de son environnement.

« Me ramenant au débat du Paragone qui agita la Renaissance, La mariée mise à nu par ses célibataires, même m’apparut alors comme une parodie d’Annonciation où la mariée figurait la Vierge Marie, tandis que le gaz  – le pneuma qui gonfle les uniformes célibataires et met en branle tout le processus de défloration – tenait le rôle de l’Esprit-Saint, du logos, du rayon céleste des primitifs italiens ou flamands, qui, en pénétrant « la plus pure d’entre les femmes » donnait naissance à l’embryon divin .

Au Quattrocento comme au Moyen Age, le verre n’était-il pas le symbole par excellence de la Vierge, lui que la lumière traverse sans en altérer la pureté ? 

[…]

A l’époque où fut conçu le Grand Verre, la perspective [présente dans le panneau inférieur avec la Broyeuse, la Glissière et les Oculistes] n’intéressait plus les avant-gardes picturales, non plus que le format du retable, et c’était donc comme si la mariée mise à nu et déflorée à coup de canon par les uniformes célibataires symbolisait l’Art occidental lui-même, avec ses limites et ses contradictions » (Serge Bramly, La transparence et le reflet, JC Lattès, 2015).

Le moderne iconoclaste Marcel Duchamp clôt un cycle. Mais dans cette comparaison inédite du Grand Verre avec l’Annonciation la boucle est véritablement bouclée… L’apparition de la médiation surnaturelle du Sauveur – à travers le miracle de l’incarnation – avait renouvelé  ou renforcé le caractère estimé « sacré » de l’image. Le développement de notre civilisation, au fil des siècles, en faisant pâlir la qualité divine du Sauveur, a miné de fait, de l’intérieur, les valeurs transcendantales prêtées à la représentation quelles que soient les causes objectives de cette évolution (causes religieuses, politiques, culturelles et économiques de cette évolution).

Passer de l’annonce  de l’immaculée conception à la conception d’un retard (retable) en verre disposant des figures en « n » dimensions (dans le panneau supérieur) bouscule nos modes de perception de la réalité. Marcel Duchamp enregistrait là, à sa façon, les progrès scientifiques de l’époque en mutation. La lecture poétique, parodique mais partielle du Grand Verre, de Serge Bramly, opère – par delà les siècles – un retour à un mythe fondateur où s’était joué par association une partie du destin de l’image. Cette lecture pourrait « accompagner »  la démonstration globale et serrée d’Alain Boton dans son livre Marcel Duchamp par lui-même (ou presque) (Fages, 2013), livre auquel nous renvoyons bien évidemment les lecteurs. Au-delà de l’homonymie approximative (mariée/Marie), où « mariée » contient bien néanmoins « Marie », « La mariée mise à nu » de Duchamp et le personnage de « Marie » de Bramly peuvent au vrai se superposer… Mais  comme nous le voyons dans la seconde partie de l’extrait que nous citons, Serge Bramly ne développe pas cette intuition dans ce sens.

A la lumière de l’ouvrage d’A. Boton, il est en effet possible de  faire le rapprochement suivant : de même que l’annonce verbale fécondante de l’ange portée dans le cœur et le corps d’une femme ordinaire (Marie) fait d’elle – miraculeusement – une mariée céleste, la Vierge Marie mère de Dieu, et par là une personne digne de vénération, de même le gaz d’éclairage liquéfié en discours critique  – issu des moules mâliques – va se mouler dans la fontaine/urinoir et transformer ainsi cet objet trivial en œuvre d’art digne d’être « vénérée » et de passer à la postérité (la partie supérieure du Grand Verre), cette fameuse fontaine/urinoir renvoi miroirique du buste féminin d’A la manière de Delvaux.

« L’œuvre d’art existe en dehors de l’idée qu’elle est censée exprimer, elle la dépasse, tend à autre chose. Les religions disparaissent, l’art reste » (Jindrich Chalupecky, Art et transcendance in « Duchamp, Colloque de Cerisy, UGE, 1977). Mais la parodie de l’allégorie religieuse ne change pas seulement le signe de la représentation du plus au moins, du passage de l’acte de foi pictural au pastiche écorché, elle modifie la nature même du support physique en rendant problématique le statut de l’œuvre d’art elle-même désormais privée de son aura ancestrale. Avant même d’aboutir aux conclusions que tire Alain Boton de sa démonstration, le Grand Verre est déjà « au point de conjonction de l’art proprement anti-art et de l’absence totale d’art » (G. Ribemont-Dessaignes). La parodie de l’Annonciation annonce, de fait, en même temps, la perte de l’aura et la mort de l’art – au sens où l’on entendait l’art jusque là.

 

*

C’est dans le prolongement de ce débat ouvert au début du XXe siècle par Marcel Duchamp que nous avons pensé qu’il n’était pas inutile de rappeler les bases religieuses et lointaines de la polémique à travers la traduction du chapitre d’un manuscrit latin du début du XVIIIe siècle, à une époque où le processus de la laïcisation de la société avait déjà largement progressé en Occident.

Nous mettons donc à la disposition des curieux – sur notre blog, page du 25/12/2017 – la traduction en français du dernier chapitre de ce traité de théologie anonyme du début du XVIIIe siècle (daté 1720-1721). Ce Tractatus de verbi divini incarnatione, inédit, relié en basane comme un livre imprimé, de format 4°, comporte 427 pages ; il se présente comme une sorte d’abrégé sur le sujet théologique de l’incarnation du verbe dont le statut des images ne représente qu’une petite partie.

Le dernier chapitre – de 15 pages – traite de ce statut à travers les questions de la représentation et de l’adoration (ou non) de la croix et d’autres objets,  des images du Christ, de la Vierge et des saints. Comme nous l’avons dit plus haut, ces débats furent à l’origine de la sanglante querelle entre les fidèles qui admettaient et ceux qui refusaient la représentation du divin.

Peut-être s’agit-il de l’aide-mémoire  d’un professeur pour l’enseignement dans un séminaire car il existait à l’époque plusieurs traités imprimés sur le même sujet. Ce dernier chapitre renvoie par ailleurs directement à la Somme théologique de Thomas d’Aquin dont il suit en partie les arguments et les développements.

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POST SCRIPTUM

Cette page, intitulée, « Le Grand Verre de Marcel Duchamp parodie d’Annonciation ? » est le septième et dernier article relatif à l’anartiste regroupé avec un ensemble de six autres dans une plaquette reprographiée produite pour le cinquantième anniversaire de sa disparition (2/10/1968), plaquette intitulée :

Marcel Duchamp, 1968 – 2018 : Figures et reflets en tous genres. Chez l’auteur, 2018

Marcel Duchamp fort et verre

Ou l’Art des quatre jeudis

La Reine le vit

A. C.

2 mars, 2018

Julien Gracq écrivant (1991)

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 8:20

Julien Gracq écrivant

Une photographie inédite de Julien Gracq dans son salon (1991).

Il faut rendre grâce aux bouquinistes et surtout aux brocanteurs pour les belles trouvailles bibliophiliques qu’ils nous permettent encore de faire ici ou là. Telle cette édition dédicacée du Roi pêcheur de 1989 accompagnée d’une photo de l’écrivain en train de rédiger sa dédicace dans le fameux « salon presbytéral de Saint-Florent » (Ph. Le Guillou).

gracq1

« A [...] / une promenade – très libre – / à travers les légendes du / Moyen Age… /

avec mon bon souvenir / et ma pensée amicale. / Julien Gracq ».

Ce cliché m’a surpris car je croyais que Julien Gracq (1910-2007) n’accordait pas facilement de telles faveurs à ses visiteurs qui se rendaient en pélerinage à Saint-Florent-le-Vieil. Je n’ai trouvé – à ce jour – qu’une seule photo « identique » de 1989 à cela près que la dédicace est donnée dans une autre pièce que le salon, vraisemblablement la salle à manger. Elle est visible sur le site « Entretiens avec Louis Poirier, Lettres, photographies » de la spécialiste Marguerite Marie Bénel (Magies du verbe chez Julien Gracq, 1975…). Julien Gracq lui dédicace le premier volume de la Pléiade.

« Julien Gracq détestait son visage et donc ne supportait pas les photographes »(J. L. Ezine in « Une vie, une oeuvre », France Culture, 23/06/2012). « Pas de questions, pas de notes, pas d’enregistrements, telles étaient les conditions posées par Julien Gracq. Journaliste de la Voix du Nord… Joseph Raguin les a acceptées » (Le Monde.fr, 23/12/2007; article publié dans Le Monde du 5/02/2000) et vraisemblablement, dans un tel contexte, pas de photos, pourrions-nous ajouter. Julien Gracq ne voulait pas « diffuser » son image et donc entrer le moins  possible dans la grande circulation chaotique des mass media, circulation dans laquelle nous rentrons de fait nous-même maintenant… Joseph Raguin décrit ensuite Julien Gracq « assis sur une chaise, le dos tourné à l’unique fenêtre d’un petit salon qui donne sur la Loire, Gracq s’est placé à mi-distance d’un téléviseur et d’un poêle en faïence vernissée ».

gracq2

Dans notre document, la photo est prise sous un autre angle : l’auteur écrit avec application sa dédicace assis à la table disposée devant un grand buffet. La télévision est visible mais pas la fenêtre à droite donnant sur la Loire.

Julien Gracq s’est donc laissé photographier chez lui en 1989 et en 1991 (et vraisemblablement à d’autres occasions), mais pas lors de bien d’autres visites. Question d’humeur peut-être, de circonstances, d’affinités certainement… La maison de Saint-Florent est devenue en 2013 une maison et résidence d’écrivain, la Maison Julien Gracq ; elle peut aujourd’hui se visiter, mais la salle à manger comme le salon ont disparu car les meubles ont été vendus après le décès de l’auteur. Mais les écrits et les photographies demeurent.

A la mort de l’écrivain, l’oeuvre bascule dans le mythe. Il en est de même pour les photographies qui changent de statut : de « simples souvenirs », les photographies du « salon presbytéral » – rares, comme je le suppose, animées ou non par la présence du propriétaire, deviennent objets de documentation ou de vénération – ou les deux – selon le degré de passion qui anime les opérateurs. Le salon même vide peut acquérir une dimension quasi mystique tant les objets sont susceptibles d’être imprégnés de l’aura du disparu, où un reflet quelconque peut devenir veilleuse de tabernacle…

J’observe que de nombreux exemplaires dédicacés sont en circulation « sur le marché », une bonne partie de ces livres ayant été envoyée volontairement par leur auteur à des amis ou à ses pairs lors des parutions. Il semble aussi en avoir paraphé un assez grand nombre à Saint-Florent si j’en juge par les récits de visites sur la toile. Malgré l’aspect rugueux du personnage, sa courtoisie semble l’avoir emporté devant l’admiration dont il était l’objet de la part d’étudiants, de chercheurs, de journalistes, d’écrivains… 

Ces exemplaires portant la signature d’un auteur estimé sont toutefois des témoins importants de la vie littéraire d’une époque, de l’influence de cet auteur, des réseaux dans lesquels les destinataires sont inscrits… Ayant acquis une valeur marchande, ils seront vraisemblablement plus facilement sauvés de l’oubli, de l’indifférence ou de la destruction qui menacent à chaque instant la survie des simples exemplaires non adoubés.

© Alain Collet

 

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