Bibliographie amusante de Marcel Duchamp
A propos de Marchand du sel de Marcel Duchamp (Le Terrain vague, 1959)
Essai de bibliographie amusante
L’essai de Jean-Marie Touratier, Le Légendaire de Marcel Duchamp (Galilée, 2020) met bien en perspective le cheminement de l’anartiste Duchamp et ce que nous pouvons en retenir aujourd’hui, sans pour autant clore le débat car Marcel Duchamp nous réserve toujours des surprises. La lecture de cet essai me remet par ailleurs en mémoire quelques aspects de son œuvre que j’avais un peu oubliés. La note relative à la Boîte-en-valise rappelle que les 300 exemplaires de l’édition courante (1935 – 1941), après 20 exemplaires de luxe, sont tous « différents par leur contenu, leur structure et leur extérieur ».
Me revient alors à l’esprit mon exemplaire des écrits de Duchamp (Marchand du sel, Le Terrain Vague, 1959). J’avais déjà relevé rapidement qu’il existait des différences dans l’illustration en me référant à la liste des Hors-texte donnée dans l’édition moderne de poche (Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Ecrits…, Nouvelle édition…, Champs/Flammarion, 2007). Dans mon édition, il existe 23 items H.T. dont 2 en double page (plus la reproduction du Grand Verre en celluloïd). La table des H.T. de l’édition C./F. donne, elle, 22 items dont le Grand Verre. Mais 13 items de mon exemplaire ne figurent pas dans l’édition C./F., soit :
Erratum musical (recto) et [Adresse ] (verso) , entre les p. 48 et 49
Voie lactée (recto) et Cylindre sexe (verso), Magneto, entre les p. 64 et 65
[Chariot] double page, entre les p. 72 et 73
Projet échelle 1/5, Appareil célibataire (plan), Appareil célibataire (élévation), Portrait sur mesure de Marcel Duchamp « construction »… par Jean Crotti, 1915, entre les p. 80 et 81
Combat de boxe, entre les p. 84 et 85
Marcel Duchamp Photo Man Ray Circa 1930, L’opposition et les cases conjuguées sont réconciliées, Extrait de l’ouvrage de Duchamp et Halberstad (double page), entre les p. 184 et 185.
Portrait sur mesure de Marcel Duchamp
« construction »… par Jean Crotti, 1915
Je remarque aussi qu’Avoir l’apprenti dans le soleil (dessin), 1914, figure dans la liste des H.T. de l’édition C./F. alors que la reproduction est en in-texte dans l’exemplaire que j’ai sous les yeux (p. 32). Erreur de l’édition C./F. ?
Marcel Duchamp aurait-il fait en sorte que tous les exemplaires de son édition ne possèdent pas exactement les mêmes illustrations comme pour l’édition de ses Boîtes-en-valise ? Cela ne m’étonnerait pas outre mesure quand on connaît l’esprit joueur de l’anartiste toujours prêt à semer quelque confusion dans les esprits et particulièrement ici dans « l’esprit de la bibliographie » auquel je suis certainement plus sensible que d’autres de par ma formation. A moins qu’il ne s’agisse que de quelques exemplaires composés à la fin de l’impression avec un stock d’illustrations dont les tirages ne furent pas exactement calculés en rapport avec le projet initial ?
Quoi qu’il en soit, même ce qui pourrait être « une défaillance » de l’éditeur (?) ne serait pas sans intérêt pour Duchamp toujours prêt aussi à jouer avec le hasard en accueillant l’accident même dans l’œuvre. Les cassures accidentelles du Grand Verre n’ont-elles pas été acceptées « comme parties intégrantes de l’ensemble et lui donnant sens ? » (J.-M. Touratier). La composition différente de tous les exemplaires de l’édition de Marchand du sel devrait faire l’objet d’une vérification à partir de plusieurs exemplaires (le plus possible).
Si elle était confirmée, sauf erreur ou omission de ma part, il me semble que ce serait bien la première fois qu’on le soupçonne et le signale. Je vois par ailleurs, en vente sur le web, que l’un des 40 exemplaires numérotés imprimés sur papier vergé fort d’Auvergne portant les signatures de M. D., de M. Sanouillet et de Poupard-Lieussou, possède, lui, 25 planches H. T… Cette nouvelle différence serait-elle « simplement » due au fait qu’il s’agit du tirage « de luxe » ?
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La non-exposition d’une œuvre d’art,
nouveau type de performance inventé par Marcel Duchamp
Hommage à Marcel Duchamp : « Boîte-en-catalogue, Le Mille et unième Item, 1912 – 2012, d’après Marcel Duchamp. Le scandaleux Mille et unième Item ou Le Premier centenaire de la non-exposition du Nu descendant l’escalier » (boîte au couvercle à rabat de 21, 2 cm de hauteur, 13, 8 cm de largeur et 4 cm de profondeur contenant un exemplaire du livre Société des artistes indépendants, catalogue de la 28e exposition 1912 (Paris, 1912). [en page du 12 janvier 2012 sur le même blog aulivrebleu.unblog.fr].
J’ai évoqué cet événement comme l’inauguration d’un incident original où un artiste pouvait silencieusement – d’abord – faire de la non-exposition de son œuvre une performance artistique (cf. ma page du 12 janvier 2012 à ce sujet). Ce qui au départ aurait pu être un incident de parcours banal et vite oublié pour un peintre au début de sa « carrière » fut néanmoins confirmé dans son importance et dignement réactivé par un autre incident du même type cinq ans plus tard avec la non-exposition de la Fontaine (l’urinoir détourné) en 1917 à New York. Ces incidents doivent aujourd’hui être envisagés sous le même angle de la performance voulue et assumée – ensuite – par son auteur. Marcel Duchamp est donc bien le premier artiste à faire de la non-exposition d’une œuvre une performance artistique d’un nouveau genre.
Boîte-en-catalogue est un hommage que j’ai voulu rendre au peintre novateur. Elle n’est ni un pastiche ni un plagiat. Le Mille unième Item (ou Boîte-en-catalogue) est un artefact d’un admirateur de l’œuvre, l’aboutissement d’une intuition. Boîte de conservation et lieu d’exposition de son contenu en forme de clin d’œil échelle 1 : 1. Le tout figure l’instant unique mais durable, étrange et paradoxal, où une œuvre picturale annoncée mais absente fait néanmoins son « entrée » analogique, graphique et donc visible dans le n° 1001 du catalogue imprimé, bien présent, lui. Boîte-en-catalogue, avec la mise en scène du livre et de la page où le fameux titre est reproduit, met en scène le retard en peinture pris à la lettre du Mille et unième Item. Ce retard mis sous les yeux des regardeurs parisiens du 20 mars au 16 mai 1912 ne sera rattrapé qu’en mai à Barcelone puis de nouveau en octobre à Paris, au Salon de la Section d’or, salon bien nommé quand on sait que le n° 1001 est un nombre figuré pentagonal en relation directe avec le nombre d’or et l’étoile à cinq branches comme je l’ai montré. Le hasard fait-il trop bien les choses ?
Ce retard – concept inventé par le peintre lui-même – sera encore rattrapé, mais d’une façon définitive et explosive lors de l’exposition (« l’explosition » ?) montée à l’Armory show de New York, en 1913, comme si l’énergie encore retenue et accumulée par ce retard initial devait à toute force se libérer avec les conséquences que l’on sait. L’artiste recevra la considération qu’il n’avait pu obtenir dans son propre pays.
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Fin de l’art ou arc d’une nouvelle fin
C’est bien parce que l’art à une origine biologique que l’on peut imaginer que l’art ne puisse plus se distinguer et ainsi se fondre dans l’ensemble des créations humaines. Contrairement à ce que pense Marcel Duchamp, l’art a une source biologique dans la mesure où les facultés de mise en forme, d’abstraction et de symbolisation à la base de ce type de création proviennent toutes de l’évolution originale de notre cerveau ; les animaux ne créent pas des œuvres d’art.
L’art n’est pas seulement une affaire de « goûts » produits dans la dynamique des rapports sociaux. L’art est un produit de l’activité humaine au même titre que l’artisanat ou la création industrielle. Les similitudes sont grandes pour ce qui concerne les conditions de production. Il y aurait danger pour lui à « s’aligner » aujourd’hui, volontairement ou en raison d’une force incontrôlée ou incontrôlable, sur les autres productions humaines. Pourquoi au début du XXe siècle, cette perte effective ou non de l’aura, perte ou affaiblissement de la fonction symbolique de l’art dans les conditions de la « vie moderne », amorcée par l’invention de la photographie, couronnée par le readymade ?
L’artiste étant considéré à la pointe des capacités de formalisation et d’abstraction, les produits de son art ont acquis une valeur particulière et reconnue dans la société. A la mort de l’artisan, l’œuvre bascule dans l’anonymat qui était déjà le plus souvent le sien du vivant de son producteur. A la mort de l’écrivain, du compositeur ou du plasticien, l’œuvre bascule dans le mythe, cette étrange personnalité adhérant au collectif où l’individu trouve ses raisons d’être, d’espérer et de vivre.
« [Le ready-made] transforme en lieu commun et résorbe l’écart existant entre l’éminente création artistique et le monde prosaïque : il interdit finalement toute séparation, à commencer par la sacro-sainte distinction entre l’art et la vie ». (F. Danesi).
Ce constat est une conséquence du fait que nous avions oublié que les créations du « monde prosaïque » et celles du « monde artistique » ont la même origine issue des capacités singulières de l’esprit humain. Le problème est de savoir pourquoi cela serait scandaleux, et surtout en quoi cela porterait définitivement atteinte à la notion même de l’art, à son aura. La vie est la condition même de l’art, l’art renouvelle et entretient, à sa pointe, la vie.
Comme on le dit communément, l’œuvre de l’artisanat relève – presque uniquement – de son siècle, celle de l’art a la capacité de retentir bien au-delà dans le temps et dans l’espace. De la densité du spirituel ou de la profondeur symbolique toujours renouvelée de certains objets privilégiés, projections des artistes façonnant leur désir et transmettant par là leur expérience intime et subjective du monde au bénéfice de tous.
Autrement dit : ce spirituel (manifestation d’un esprit) et cette profondeur symbolique (capacité à faire qu’un objet puisse être autre chose que ce qu’il est, que certains décident de nommer – ou s’obstinent à nommer force transcendantale) que l’art avait acquis depuis le romantisme (auparavant on ne parle que de magie, de religion ou d’artisanat de luxe), semblent se perdre dans les sables sous les coups de boutoir de l’invention de la photographie (fin de la peinture ?), du design industriel (fin de la sculpture ?) et du mouvement dada (fin de la littérature et de l’art en général ?) auquel Duchamp se trouve rattaché. Fin de l’histoire tout court que certains semblent promouvoir dans le constat de leur propre impuissance à penser le phénomène et à évoluer.
« L’alignement » supposé de l’art sur les autres productions ne le fait pas forcément se dissoudre, il est un révélateur de notre oubli ou de notre aveuglement et appelle une nouvelle compréhension des conditions de sa production. Le readymade, aujourd’hui à jamais non définitivement « consommé », ne disparaît pas dans la satisfaction des besoins élémentaires, comme les autres produits, même dits « de luxe », pourvu qu’il réponde à d’autres besoins, ceux de l’imaginaire où viennent se loger « spirituel » et « symbolique ». Le readymade est une autre manière d’être un objet d’art. Il est et reste matière à voir et à priser, capable et non à priori coupable – comme les autres créations – de faire plus ou moins voir, penser, ressentir, pressentir, rêver, imaginer.
Duchamp accorde de fait à l’ensemble des choses une profondeur symbolique allouée jusque là aux œuvres d’art et aux mots. Les choses banales font désormais « penser » autant que les mots. Grâce aux readymades, elles vont occuper désormais autour de nous une place dont on ne mesure pas encore l’importance ni les conséquences : il crée un nouvel espace. Ne dit-on pas déjà que tous les objets qui nous entourent sont ou deviennent des « Duchamp », « readymades latents ». Un nouveau langage « matériel » en gestation, un nouveau code (« le Duchamp » ?) nous cerne dont nous ne connaissons ni les tenants ni les aboutissants, ni la grammaire, ni la syntaxe, à peine quelques items, projections en n dimensions, « vocables » dont déjà s’enchante la fable. En jouant avec les choses comme en jouant avec les mots, ou en se jouant d’elles (en s’enjouant d’elles), Duchamp renouvelle notre vision en libérant nos pupilles, crée un nouveau langage visuel donc une nouvelle lecture, donc une nouvelle perception du réel. Où est la fin de l’art ?
Alain Collet