Philippe Jaccottet lecteur de Joseph Joubert
Philippe Jaccottet lecteur de Joseph Joubert
Mes rencontres avec le poète
J’entretiens une relation aussi étrange que particulière avec Philippe Jaccottet, tant sur les plans intellectuel et poétique que matériel, autrement dit, bibliophilique. Relation en partie fondée sur un hasard qui va, me semble-t-il, au-delà même du rendez-vous.
Première découverte : j’ai lu Jaccottet tardivement en découvrant en 2012 son livre, en édition originale, Airs : poèmes 1961 – 1964 (Gallimard, 1967). Ce recueil avait retenu mon attention car certains poèmes m’avaient intimement touché dans le contexte où je l’avais, à l’époque, lu. Ces poèmes sont toujours aussi importants pour moi aujourd’hui.
Seconde découverte : j’achète chez un bouquiniste au début de l’année 2023 le volume de ses Œuvres dans la Pléiade (Gallimard, 2014), sans me rendre compte immédiatement qu’il y a sur la page de garde un bel envoi manuscrit de Philippe Jaccottet, avec, pour signature, simplement, le prénom « Philippe ». Cette rencontre, on peut l’imaginer, me touche encore profondément.
Troisième découverte : je mets au jour dans une recyclerie un volume des Pensées de Joseph Joubert, « Textes choisis et présentés par Raymond Dumay », édition publiée par le Club français du livre (reliure toilée, 1954). Je fais immédiatement le rapprochement avec la mise en exergue par Jaccottet de « Notre vie est du vent tissé », citation extraite des Pensées de Joubert inscrite à l’entrée du recueil d’Airs. De nombreuses pensées sont pointées au crayon puis au stylo bleu, deux petites annotations au stylo encore, une vieille carte postale « Les Houches – Mt-Blanc (1008 m.) Lac du Plan de la Cry et Chaîne du Mont-Blanc [Edition Ravanel] », enfin et surtout, pour aller au-delà de la surprise si c’est possible, une petite photo en noir et blanc (6 x 9 cm) représentant dans la nature, à Grignan certainement, Philippe Jaccottet assis sur un mur avec son épouse Anne-Marie debout à ses côtés. Ce cliché date vraisemblablement de l’époque de leur mariage, peu avant ou peu après, soit 1953 ou 1954.
La mince écriture des deux annotations est bien de la main de Jaccottet. Ce livre a donc fait partie de la bibliothèque du poète. La date du livre publié en 1954 (achevé d’imprimer du 10 juin 1954), les citations pointées, les deux petites annotations, enfin la photo dans ce livre même, de la même époque, posent des questions sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Mais je ne peux m’empêcher de penser aujourd’hui quelle sera ma prochaine rencontre, si elle devait se manifester…
La tendresse est le repos de la passion
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Il n’est pas possible de reproduire les 121 sentences pointées par le lecteur attentif que fut Jaccottet. Je ne reproduis ici que les 13 sentences « doublement » pointées par le poète (//) ou dont les mots sont expressément soulignés ou accompagnées d’une note (2 notes sur les 13 items). Ces sentences sont données dans l’ordre du classement donné par M. Dumay. Les mots en italiques sont les mots soulignés par Jaccottet.
« Joubert lui-même » :
1. J’ai la tête aimante et le cœur têtu. Tout ce que j’admire m’est cher, et tout ce qui m’est cher ne peut me devenir indifférent. P. 6.
2. Je ne veux ni d’un esprit sans lumière, ni d’un esprit sans bandeau. Il faut savoir bravement s’aveugler pour le bonheur de la vie. P. 6.
3. J’aime encore mieux ceux qui rendent le vice aimable que ceux qui dégradent la vertu. P. 7.
4. S’il est un homme tourmenté par la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase, et cette phrase dans un mot, c’est moi. P. 12.
5. J’ai donné mes fleurs et mon fruit, je ne suis plus qu’un tronc (un bois) retentissant. Mais quiconque s’assoit à mon ombre et m’entend devient plus sage. P. 15.
« L’âme et les facultés de l’esprit » :
6. L’âme est aux yeux ce que la vue est au toucher ; elle saisit ce qui échappe à tous les sens. Comme, dans l’art, ce qu’il y a de plus beau est hors des règles, de même, dans la connaissance, ce qu’il y a de plus haut et de plus vrai est hors de l’expérience. P. 20.
7. Des âmes libres, bien plutôt que des hommes libres ! La liberté morale est la seule importante, la seule nécessaire ; et l’autre n’est bonne et utile qu’autant qu’elle favorise celle-là. P. 22.
8. Notre esprit n’est pas notre âme. Il y tient comme nos yeux à notre face et comme nos regards à nos yeux. Notre esprit peut opérer sans nous et nous pouvons avoir beaucoup de pensées sans que notre âme y prenne part. P. 25.
9. Ce n’est pas une tête forte, mais une raison forte qu’il faut honorer dans les autres et désirer pour soi. Souvent ce qu’on appelle une tête forte n’est qu’une forte déraison. P. 32.
« Du cœur et des passions » :
10. La tendresse est le repos de la passion. P. 57.
« De la vérité et des erreurs » :
11. Savoir, c’est voir en soi. P. 105.
« La famille et la société » :
12. La crainte trempe les âmes, comme le froid trempe le fer. Tout enfant qui n’aura pas éprouvé de grandes craintes n’aura pas de grandes vertus ; les puissances de son âme n’auront pas été remuées. Ce sont les grandes craintes de la honte qui rendent l’éducation publique préférable à la domestique, parce que la multitude des témoins rend le blâme terrible, et que la censure publique est la seule qui glace d’effroi les belles âmes. P. 150.
Note au stylo bleu, en marge, au bas du paragraphe : « Cf. L’opinion de Balzac ds Un début ds la vie » (sic). Au-dessous du mot « belle », souligné, est tracé un point d’interrogation.
« Les chemins de l’écriture » :
13. La musique a sept lettres, l’écriture a vingt-cinq notes. P. 210.
En marge, au stylo bleu : « faux ».
Il est difficile de dire le degré et la nature de l’intérêt porté à ces sentences, acquiescement, désapprobation, reconnaissance d’une heureuse formulation… Les items non retenus ici (108) comme ceux qui ont été retenus pour cette présentation succincte, au nombre de 13, peuvent vraisemblablement se mettre en rapport avec certains aspects de la pensée du poète. Mais je laisserai ce soin aux personnes qui connaissent beaucoup mieux l’œuvre que moi. Parmi les items retenus le rapprochement le plus facile à faire entre une sentence et l’état d’esprit de Jaccottet est, me semble-t-il, le n° 5 où les mentions de « fleurs », « fruit » et « tronc » (arbre) sont bien proches de l’imaginaire du poète et de sa quête.
« Notre vie est du vent tissu »
Si je reviens à l’exergue d’Airs, je constate que cette sentence n’est pas pointée dans ce volume des Pensées de 1954 ayant appartenu au poète (« La vie et la mort », « tissu » et non pas « tissé », p. 354). Il est vraisemblable de penser, au vu de la date d’édition – 1954, et des documents l’accompagnant, que Jaccottet possédait déjà ce livre bien avant la mise en forme définitive d’Airs en 1967. L’édition donnée en 10/18 par Georges Poulet, dont il a lui-même fait le compte rendu la même année 1966, lui a certainement rappelé l’intérêt de ce texte en le lui faisant parcourir à nouveau et en le lui faisant « redécouvrir » cette sentence finalement choisie pour la mise en exergue, sans pour autant lui donner « le besoin » de la revoir et de la pointer dans l’édition de 1954, en admettant qu’il l’ait à nouveau consultée, ce qui semble bien ne pas être le cas car il aurait lu « tissu » et non pas « tissé » comme dan l’édition Poulet de 1966. Dans la notice biographique de cette édition, p. XVII-XVIII, Poulet a suivi « la seule édition complète », celle d’André Beaunier (Gallimard, 1938) puisque lui-même a préféré lui aussi classer les textes selon l’ordre chronologique. Et, hélas, l’édition Beaunier donne la leçon « tissé » (1814, p. 796)… contrairement au texte de l’édition originale des Pensées donnée par Chateaubriand (Paris, 1838), contrairement à celui de l’édition donnée par Paul Raynal (Paris, Didier et Cie, 1861) etc…
« Coquille » d’imprimeur ou « correction » totalement injustifiée ? Quoi qu’il en soit, sauf erreur ou omission de ma part, aucun chercheur, aucun commentateur de l’oeuvre du poète ne semble avoir relevé ce point. En tout cas, aucune note n’apparaît à ce sujet dans l’édition de la Pléiade. Est-ce trop chicaner de ma part en insistant sur ce point qui, selon moi, impacte nécessairement et « dénature » en partie la belle épigraphe de Jaccottet, une mise en exergue étant justement le moyen de souligner et de mettre en valeur ce qui va suivre .
Je pense en effet que le poète aurait bien préféré « tissu » le terme effectivement « vieilli ou littéraire » (Cnrtl) au moderne « tissé ». La mise en exergue d’un terme du XVIIIe siècle employé encore par Lamartine et Victor Hugo, de par sa patine, établissait une sorte de lien émouvant, de continuité entre les époques et leur sensibilité, ce rapprochement entre l’esprit de la sentence et le titre d’Airs devenant un acte ponctuel de « poésie transitive entre hier et aujourd’hui » comme le dit si bien Mme José-Flore Tappy dans son Avant-propos à l’édition des Œuvres.
Le recours à l’édition fautive de Beaunier nous permet au moins d’apprendre que cette Pensée de l’année 1814 a été inspirée à Joubert par le texte de Job, VII, 6, 7 : Dies mei velocius transierunt quam tela a texente succiditur… Memento quia ventus est vita mea… (6. Mes jours ont passé plus vite que la toile n’est coupée par le tisserand… 7. Rappelez-vous que ma vie est un souffle… La Sainte Bible, Le livre de Job, trad. de l’abbé H. Lesêtre, Paris, P. Lethielleux, s.d.).
Par ailleurs, je dois signaler aussi que j’ai relevé p. 215 la sentence suivante simplement pointée (/) et donc non reproduite en raison du choix qu’il fallait opérer :
Remplir un mot ancien d’un sens nouveau, dont l’usage ou la vétusté l’avait vidé, pour ainsi dire, ce n’est pas innover, c’est rajeunir. On enrichit les langues en les fouillant. Il faut les traiter comme les champs pour les rendre fécondes, quand elles ne sont plus nouvelles, il faut les remuer à de grandes profondeurs. (C’est moi qui souligne. « Les chemins de l’écriture »).
La mention de la conservation d’un mot ancien rajeuni par l’écrivain lui a manifestement plu. Cette conception de « réemploi » n’est pas à mettre exactement en rapport avec la mise en exergue de la formule par le poète car c’est d’abord dans le sens de la continuité « vent tissu » / Airs qu’il l’a choisie. Mais elle montre bien son intérêt pour le sujet. De plus, la liaison entre les langues et les terrains à labourer ne pouvait qu’être bien reçue dans son imaginaire.
Je regrette que le choix de cet exergue par le poète ait été « gâté » – bien malgré lui – par la mauvaise leçon d’un éditeur. Lisons donc : Notre vie est du vent tissu.
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« Si je me suis égaré
conduisez-moi maintenant
heures pleines de poussières »
Airs, Voeux I, p. 79