au livre bleu

14 juin, 2023

Rachel et le fauteuil de Molière

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 8:02

 

Rachel et le fauteuil de Molière :

sur l’exemplaire de « Phèdre, tragédie de Racine »

ayant appartenu à la tragédienne

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         La plaquette éditée à Paris par Barba en 1818 de format in-8° porte la belle reliure des livres de la bibliothèque de Rachel : un veau blond glacé orné de trois filets dorés sur les plats. Le majuscule gothique frappé à chaud orne le centre du plat supérieur. Le dos de la reliure a néanmoins été endommagé en tête et en queue avec la perte d’un peu de cuir. Sous le faux-titre est bien collé l’ex-libris gravé du R encerclé par une ceinture fermée portant la devise « Tout ou rien ». Il semble que ce soit à partir de 1848 que Rachel a commencé à utiliser un papier à lettres marqué de cette façon. Ce véritable chiffre « princier » a peut-être été reporté à la même époque sur les reliures soignées de ses livres. Au sommet de la page de titre figure une note écrite à la plume : « Conforme à la brochure de la Comédie Française », note suivie d’une signature.

Sylvie Chevalley, auteur de la biographie de l’actrice (Rachel, « J’ai porté mon nom aussi loin que j’ai pu », Calmann-Lévy, 1989 ), intitule le chapitre consacré à l’année 1843 : « Au sommet de la gloire : Phèdre ». C’est bien souligner l’importance que la reprise de cette pièce eut dans la carrière triomphale de la comédienne. On apprend d’après Alfred de Musset la valeur qu’elle accordait à ce rôle dès 1839 : « C’est le plus beau rôle de Racine ; je prétends le jouer. » Il paraissait difficile à une jeune fille de vingt et un ans de tenir un tel rôle sans « de longues études et une grande expérience de la scène ». Mais le pari fut tenu et Théophile Gautier nous dit que ce 21 janvier 1843 « le succès fut immense ». Il est aujourd’hui émouvant pour nous de pouvoir feuilleter le livret sur lequel elle a travaillé et qui l’a conduite au pinacle.

***

La vente de la bibliothèque de Rachel eut lieu peu de temps après son décès le 3 janvier 1858 comme en témoigne le titre du catalogue :

« Succession de Mlle Rachel. Catalogue des livres composant la bibliothèque littéraire et dramatique de Mlle Rachel : dont la vente aux enchères publiques aura lieu à Paris, Place Royale, les lundi 26 et mardi 27 avril 1858… Par le ministère de Me Hayaux de Tilly… [S. l., s. n.], 1858. (Catalogue visible sur le site « Open Library » d’Internet Archive). Néanmoins notre volume porte au verso d’une page de garde la mention suivante écrite au crayon : « Acheté à la vente Gross du 28 janvier 1861″. Il est vraisemblable que le volume, vendu en 1858, soit repassé en vente en 1861.

Quoi qu’il en soit, les notices du catalogue sont rédigées d’une façon très succincte et ne comportent pas de  mentions relatives à la reliure. Sur les 25 « Pièces de théâtre ayant servi à Mlle Rachel pour l’étude de ses rôles » (p. 18 et 19), 5 seulement sont censées comporter des notes autographes à l’encre ou au crayon.

La pièce de Phédre en notre possession est bien citée mais sans aucune mention de notes. Elles n’étaient peut-être pas assez nombreuses ou « dignes d’intérêt » pour le rédacteur des notices. Il est néanmoins surprenant qu’il n’ait pas remarqué les vers barrés à la plume à la fin de la pièce. Il est vrai que les sept interventions manuscrites au crayon ne sont en réalité que quelques mots écrits au sommet des pages par exemple p. 13 : « 1 femme et Panope » (Acte I, sc. 1), ou p. 56 « 1 garde sort » ( Acte V, sc. 4). Curieusement, les vers pointés au crayon noir, de même les mots soulignés au crayon rouge ne sont jamais des vers ou des mots appartenant au texte du rôle de Phèdre.

***

Après avoir barré complètement de quatre traits à l’encre la scène 7 de l’acte IV  (« Oenone, seule », deux vers), vers aujourd’hui intégrés à la fin de la scène 6, elle intervient – toujours à l’encre – sur la « Scène IX et dernière » de l’acte V aux pages 60, 61 et 62 que nous présentons maintenant :

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Elle supprime ainsi les vers 1601 à 1616 (Thésée  : « Son trépas à mes pleurs offre assez de matières… Ne me saurait payer de ce qu’ils m’ont ôté ») et inscrit à l’encre le mot « Fin » au bas de la page 61. Elle supprime ensuite les vers 1647 à 1654 (Thésée : « Allons, de mon erreur, hélas ! trop éclaircis… Son amante aujourd’hui me tienne lieu de fille ») page 62.

***

Le fauteuil de Molière

Mais au-delà de ces annotations et des vers supprimés par Rachel, une surprise nous attendait à la page 13 (Acte I, sc. 3). Nous comprenons que ce petit dessin de fauteuil aux traits à peine esquissés ait pu échapper au travail rapide du rédacteur du catalogue. Le petit dessin de ce fauteuil, car il s’agit bien d’un fauteuil, a été tracé en face du titre de la Scène III :

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L’édition Barba de 1818, comme l’édition du texte en Folio/Gallimard à laquelle nous nous référons (édition de Raymond Picard), porte bien la mention entre parenthèses « Elle s’assied » à la fin des premiers vers du texte de Phèdre. Le lien est donc clair. Nous avons souligné ces traits sur une photocopie de la photo afin que l’ensemble soit bien visible :

rachel fauteuil

Quelles « raisons » ont pu pousser l’actrice à esquisser un tel dessin ? Quel « intérêt concret » pouvait-il avoir dans l’étude du rôle, sauf relativement à la manière même de s’asseoir à ce moment ? Il est ainsi très émouvant de voir aujourd’hui Rachel avoir fait une petite « pause » dans l’étude se sa pièce… en rêvant un instant au célèbre fauteuil devenu une icône de la Comédie Française.

Le fauteuil de Molière fut « en service » jusqu’en 1879, date à laquelle il fut décidé de le protéger après une vie bien mouvementée et de le remplacer par une copie (S. Chevalley in : Revue de la Comédie Française, n° 1, sept. 1971). Il est pourtant peu vraisemblable que Rachel se soit assise sur ce fauteuil de légende à cette occasion. D’autant plus que dans la relation que Gautier donne de la première représentation nous apprenons qu’il lui a semblé voir dans le jeu et la présence sur scène de la tragédienne « non pas mademoiselle Rachel, mais bien Phèdre elle-même »… tout en déplorant le mauvais goût du décor et particulièrement « ces affreux fauteuils de comptoir qui ont des serviettes dans le dos« … Nous voilà donc bien renseignés ! Mais il est impossible de ne pas faire un lien entre le petit dessin de ce fauteuil et le fauteuil de Molière car cette esquisse lui ressemble tout à fait. Comment pourrait-il en être autrement ?

***

Les traces « techniques » laissées par Rachel sur son exemplaire personnel nous informent sur sa lecture et le travail qu’elle a accompli dans l’apprentissage de son rôle. Mais ce petit dessin nous touche certainement plus profondément encore car il nous permet de nous immiscer dans l’imaginaire intime de celle qui voulait « Tout ou rien », c’est à dire avoir la possibilité de s’asseoir dans le fauteuil du maître, réellement ou de façon symbolique en accédant à la célébrité.

Alain Collet

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