La Primaudaye, Henri de Navarre, Shakespeare et compagnie
La Primaudaye, Henri de Navarre, Shakespeare et compagnie
Une curieuse, rare et tardive édition de l’Académie française
de Pierre de La Primaudaye en 1626
Soit l’édition suivante, découverte récemment :
« L’Institution de l’homme, de sa vie et meurs, pour heureusement vivre en tous estats, P. L. S. D. L. B. – A Paris : chez Guillaume Loyson, 1626. – 8° », les initiales développées signifiant « par le Seigneur de La Barrée » soit, en clair, Pierre de La Primaudaye. La mention « Avec Privilege du Roy » figure sur la page de titre sous la date.
Un seul exemplaire est à ce jour répertorié dans une bibliothèque, celui de la Folger Shakespeare Library à Washington D. C., aux Etats Unis (R. Arbour, 12255). D’après le Répertoire de Roméo Arbour[1], qui recense les éditions des textes littéraires de l’ère baroque en France, de 1585 à 1643, cette édition de 1626 semble bien être la dernière, à ce jour, identifiée avant 1643. L’exemplaire ici étudié est donc – sauf erreur ou omission de notre part – le second exemplaire connu.
Par ailleurs, le dos de la reliure en vélin rigide présente, en tête, entre les nerfs, non seulement le titre manuscrit mais aussi la mention manuscrite « HOMELIE » suivis de mouchetures à l’encre noire disposées en quatre rangées de haut en bas. Le plat supérieur comporte les initiales « B. P. », en capitales. La page de titre de cette édition comme le curieux décor de cette reliure posent quelques questions auxquelles nous allons essayer de répondre.
En effet, comment est-il possible que, cinquante ans après la première édition du premier tome de l’Académie française donnée en 1577 à Paris par Claude Chaudière, ouvrage ayant connu une grande notoriété pendant plusieurs décennies, celui-ci soit réimprimé (une dernière fois ?) de façon quasi anonyme avec un titre tronqué correspondant en fait au sous-titre de l’édition originale et de celles qui vont suivre ?
Mais avant d’entrer plus en détail sur ce point, il est nécessaire de revenir à l’éditeur, Guillaume Loyson (1617 ? – 1651). La page de titre possède un belle marque d’imprimeur gravée sur cuivre qu’il faut décrire : « Sa marque estoit un emblème de l’Amour, représenté par un bucher allumé par deux Amours, sur lequel est le globe du monde, & sur ce globe, une salamandre dans les flâmes, avec ces paroles : Nous brûlons le monde, en brûlant je vis, c’est pour le conserver »[2].
En relevant le peu d’informations que l’on peut trouver sur cet éditeur, nous nous apercevons que l’édition de l’Académie française est une entreprise pour ainsi dire familiale remontant au tout début du XVIIe siècle. Guillaume Loyson, reçu maître en 1618 était, depuis 1614, le gendre de l’éditeur Claude de Monstr’œil (1551 ? – 1604).
Nous pouvons ainsi partir de l’édition de l’Académie de Claude de Monstr’œil en 1602, avec, au colophon, la mention suivante : « A Paris, de l’imprimerie de Denys Langlois, 1602 » (BnF : n° FRBNF39056572), mention qui figure aussi – sans la date – dans l’édition de 1626 [3].
L’édition reparaît ensuite « chez la vesve Claude de Monstr’œil » en 1610, avec le même colophon, montrant par là que la page de titre avait été rafraîchie pour une nouvelle mise en vente des exemplaires restés en stock (Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne).
Vient ensuite l’édition du gendre Guillaume Loyson, de 1626, dont le nombre de pages du texte, 693, est identique à celui des éditions précédentes, avec aussi la mention de l’imprimeur Denys Langlois, mais ici sans la date. (Folger Shakespeare Library, BJ 1520. L3. 1626. Cage. Aucun privilège du roi n’est signalé dans la notice de cet exemplaire, mais peut-être s’agit-il d’un oubli).
La bibliothèque Folger conserve en effet aussi une autre édition « furtive » du même auteur, à la même date, celle du Troisième tome de L’Académie française, présenté de la même façon, sans les mentions explicites de l’auteur et de son oeuvre, mais avec celle d’un privilège (« Avec privilège du roy ») :
« Les diversitez naturelles de l’univers, de la création et origine de toutes choses : divisez en douze journee[s], P. L. S. D. L. B., 1626. – A Paris : chez Claude Loyson, 1626. – 8° ». (R. Arbour, 12170) ; (Folger (252-669 q) , (BN S. 26245 et R. 33871).
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Guillaume Loyson a vraisemblablement bénéficié d’une « continuation de privilège », exclusivité – moyennant paiement – qui pouvait atteindre plusieurs décennies au XVIIe siècle. Si l’entreprise est en règle, semble-t-il, du côté de la législation en cours (les éditions ne sont pas des contrefaçons), le fait que par deux fois le nom de l’auteur n’apparaisse plus en clair est néanmoins curieux.
Pierre de La Primaudaye (1546 – 1619), seigneur du fief de La Barrée, lieu-dit de Touraine, est issu d’une famille d’Angevins protestants. Il fut successivement gentilhomme de la chambre d’un prince, François, duc d’Alençon, frère du roi, puis de deux rois, Henri III et Henri IV. Il ne semble pas avoir souffert directement de ses convictions religieuses durant la difficile période des guerres de religion que traversa la France dans la seconde moitié du XVIe siècle. Il fut même député des protestants en 1610 en qualité d’ancien de l’église de Tours en 1610.
L’Académie française est éditée en 1577, la Suite de l’Académie en 1580, la Troisième partie en 1581. Toutes les éditions sont dédiées à Henri III. Les deux premiers volumes de l’œuvre paraissent pendant les années de la 6e et de la 7e guerre de religion, respectivement mai – septembre 1577 puis 1579 – 1580.
Malgré les désordres politiques et les conflits religieux, malgré la guerre, le roi catholique fait alors preuve d’intelligence et de tolérance en acceptant la dédicace de Pierre de La Primaudaye, en accordant la protection et une gratification de 3000 livres à l’érudit tenant lui aussi de la Réforme l’imprimeur Henri II Estienne pour la publication de la Précellence du langage français (1579), l’invitant même à demeurer à la cour. Mais le développement des antagonismes réciproques et particulièrement la responsabilité d’Henri III dans l’assassinat du duc de Guise le 23 décembre 1588 conduiront à son propre assassinat le 1e août 1589. Henri IV devenu roi de France promulgue l’édit de Nantes en avril 1598. Le traité ouvre ainsi une période de paix (relative) après 36 ans de guerres de religion.
Malgré les compromis, l’édit de Nantes est plus un cessez-le-feu qu’un véritable « traité de paix civile ». Louis XIII accède au pouvoir en 1610 après l’assassinat d’Henri IV. La distinction qui de fait va devoir s’opérer entre le politique – le principe d’une organisation de la vie en société, ici la loi du roi – et le domaine du religieux – censé relever de la sphère privée – ne peut se mettre en place que très progressivement.
Les tensions demeurent. Les parlements régionaux tardent à enregistrer l’édit, comme celui de Rouen qui ne procèdera à cet enregistrement qu’en 1609. Le parti protestant reste puissant et trouvera son principal chef en la personne du duc Henri de Rohan (1579 – 1638). L’affaire du Béarn (1617 – 1620), où toutes les dispositions de l’édit de Nantes n’étaient pas respectées par les réformés, puis les trois guerres successives menées par Louis XIII dans le sud-ouest et le sud de la France contre la rébellion huguenote, guerres aussi appelées « de Monsieur de Rohan », respectivement de 1621 à 1622, de 1624 à 1625, puis de 1627 à 1629, montrent à quel point la situation était précaire pour le roi désireux d’asseoir son entière souveraineté sur tout le pays. Avec la capitulation de La Rochelle en octobre 1628 puis celle d’Alès en juin 1629, la paix d’Alès enfin met un terme à ces nouvelles guerres civiles.
Le cardinal de Richelieu accède au pouvoir en 1624. Sa mise en garde du danger que constitue pour l’autorité du roi le parti des réformés avec leurs assemblées politiques et leurs places fortes conforte la détermination du souverain.
Il est ainsi plausible de supposer que, déjà à l’issue de la première guerre de 1621 à 1622, puis dans un environnement encore lourd de menaces et de conflits qui conduira à la seconde guerre, de 1624 à 1625, l’éditeur Guillaume Loyson ait préféré ne pas mettre directement en valeur le nom de Pierre de La Primaudaye malgré la reconnaissance dont il avait pu bénéficier plusieurs décennies auparavant.
Subreptice remise en vente d’un ancien texte en faisant paraître cette édition comme une « nouveauté » auprès d’un public nouveau moins averti car on ne peut écarter l’objectif purement commercial, ou prudente autocensure dans le contexte très particulier que nous avons décrit ? Il nous semble que ces deux démarches ont pu fonctionner ensemble d’autant plus qu’elles ne peuvent que se conforter habilement en faisant d’une pierre deux coups.
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Le décor de la modeste reliure en parchemin rigide attire aussi notre attention. Au premier abord on croirait voir un semis de larmes, mais disposé « à l’envers », ce qui ne peut être. Il s’agit en fait de mouchetures d’hermine à l’encre noire (de sable) ordonnées 4, 3, 2, 1, le meuble héraldique de l’hermine présentant en effet de nombreuses variations selon le temps, le lieu et l’auteur sans qu’il y ait pour autant une signification autre qu’esthétique. Ce décor renvoie au blason de la Bretagne, « D’hermine plain ». Il est ainsi fort probable que le possesseur du livre vivait soit en Bretagne, soit en était originaire.
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Il n’est pas indifférent de relever ici, pour conclure, que le seul exemplaire de cette rare édition de l’Académie française conservé dans une bibliothèque certes privée mais accessible au public appartienne à la Folger Shakespeare Library. Cette bibliothèque conserve deux autres exemplaires du premier volume de l’Académie (1577 ?, 1608) ainsi que quatre exemplaires de la Suite.
L’Académie française, réunion littéraire de quatre gentilshommes angevins désireux de converser sur de graves sujets politiques, philosophiques et religieux a peut-être été, parmi d’autres, le point de départ de la comédie de Shakespeare Peines d’amour perdues (vers 1594).
La scène se passant en Navarre, il est possible aussi que la comédie fasse allusion au déplacement de Catherine de Médicis et de Marguerite de Valois sa fille auprès d’Henri de Navarre en 1578 – déplacement postérieur d’un an à l’édition de ce premier volume de l’Académie (1577).
Mais ces rapprochements, même fondés, nous entrainent bien loin des sujets d’importance traités par l’auteur adepte de la religion réformée. Il appartenait à Shakespeare de s’en emparer et de convertir joyeusement une réunion aux objectifs sérieux en farce débridée.
A. C.
[1] Romeo Arbour, L’ère baroque en France : répertoire chronologique des éditions de textes littéraires, Deuxième partie, 1616-1628, Genève, Droz, 1979.
[2] Jean de La Caille, Histoire de l’imprimerie et de la librairie, où l’on voit son origine & son progrès, jusqu’en 1689, A Paris, chez Jean de La Caille, 1689.
[3] Notre exemplaire ne possède pas ce colophon car il lui manque les 15 dernières pages sur les dernières 41 pages complètes de la collation qui comprennent cet achevé d’imprimer et l’index. Manquent aussi les pages 281 à 294 qui ont été arrachées. La collation, [6], 693, [26 (au lieu de 41)] p., est néanmoins identique pour le reste à celle de la bibliothèque Folger, y compris les erreurs dans les signatures.