« Rose », contre-emploi, par Andrée Séguin
Rose, contre-emploi, par Andrée Séguin
Nous présentons ici un poème extrait du recueil Dans ma tour d’Andrée Séguin publié à Paris par Messein en 1937. Nous n’avons trouvé à ce jour aucune information sur cette écrivaine dont c’est peut-être la seule oeuvre. A l’époque du surréalisme, l’année même où Man Ray et Paul Eluard éditent chez Jeanne Bucher Les Mains libres, le recueil présente des poèmes rimés d’une facture très conventionnelle même s’ils font preuve d’une grande sensibilité de la part de l’auteur.
Un sonnet se détache cependant : Rose (p.123). Du poète gallo-romain Ausone (v. 309 – v. 395, Les Roses de Paestum) à Paul Celan (1920 – 1970, La Rose de personne), de Guillaume de Lorris et Jean de Meung (XIIIe siècle, Le Roman de la Rose) à Ronsard (1524 – 1585, Mignonne allons voir si la rose), pour ne citer qu’eux, le mot de « rose » a connu une immense fortune à la fois métaphorique et poétique.
L’évocation de la rose est depuis longtemps celle de la beauté naturelle fragile qu’il faut protéger et apprécier avant qu’elle ne disparaisse inéluctablement. La rose revêt très vite et quasiment en même temps l’image de la jeune femme aimée. Dans ce contexte pour ainsi dire obligé de la tradition, l’image est d’abord l’appréhension de la beauté teintée de nostalgie, repoussant le plus loin possible l’idée et la réalité de la mort sur laquelle néanmoins elle se fonde. La métaphore est un écran de mots destiné à voiler les crimes de la mort.
Le sonnet d’Andrée Séguin détourne l’image habituelle en faisant de la rose une victime impuissante, lucide, sans illusion sur son destin, loin de tout appareil factice de mots pour cacher la réalité ultime. La rose perd là sa profondeur symbolique et poétique qui lui permet de repousser loin de nos yeux, dans le puits de nos escamotages, la face grimaçante de la mort. Elle (re)devient un item vivant, comme tous les autres, destiné à sombrer.
Nous pouvons observer aussi une autre inversion des valeurs en la présence de la cruauté teintée d’inconscience de la protagoniste qui étonne dans ce recueil intitulé Dans Ma Tour dont on peut facilement faire l’anagramme en Tant D’aMour. Non seulement la rose se désole de son destin naturel, mais elle doit supporter la cruauté de l’effeuillage gratuit de son être. Elle devient un souffre-douleur.
ROSE
Pourquoi l’effeuillas-tu cette rose d’automne,
Et pourquoi roules-tu maintenant dans tes doigts,
D’un geste indifférent dont mon âme s’étonne,
Ces pétales nacrés qui t’aimaient, je le crois.
Peux-tu voir sans regret toi, si tendre et si bonne,
Cette tige encor verte et ce cœur pris de froid
Qui dans sa nudité montre un or qui frissonne,
Comme un espoir tremblant qu’anéantit l’effroi.
Tu ne sais même pas ce que tu viens de faire,
Ton sourire est ailleurs et la rose a péri,
La rose dévêtue adorant son mystère.
La rose qui ne peut que souffrir et se taire,
Sachant que pour mourir surtout elle a fleuri
La chambre intime après le jardin solitaire.
L’emploi de l’adverbe surtout présentant ici la mort comme « une option » clôt d’une façon grinçante le sonnet. Ironie noire… Cette Rose d’Andrée Séguin qui meurt déjà doublement, de par sa nature même d’être vivant et comme fleur précocement coupée destinée à « fleurir » une chambre, meurt une troisième fois dans son effeuillage.
A. Collet