Un antique Bouddha « d’émeraude » portatif
Un Bouddha « d’émeraude » de petit format, oeuvre d’art et de piété portative.
Pas plus que le célèbre « Bouddha d’émeraude » de Bangkok vénéré dans la chapelle royale du Grand Palais n’est en émeraude mais en jadéite, la statuette de Bouddha que nous présentons ici n’est en émeraude mais bien en pâte de verre verte, dorée en partie à la feuille. Elle mesure 4, 5 cm à la base et 6, 5 cm de haut (en fait vraisemblablement presque 7 cm si l’on considère la petite cassure de la flamme du rasmi). Sous le socle est collée une petite étiquette ancienne (fin XIXe /début du XXe s.) avec la mention « Siam ». Cette étiquette a donc été apposée en toute logique avant 1939, date à laquelle le royaume du Siam est devenu officiellement le royaume de Thaïlande. Un tel soin apporté à un tel objet montre qu’il avait une certaine valeur pour son ancien possesseur, au regard de sa valeur esthétique comme aussi certainement au regard de son ancienneté. Nous n’avons trouvé à ce jour aucune représentation du même type en cette matière.
La documentation sur ces petites sculptures est mince. Il semble bien que ces images considérées vraisemblablement comme « mineures » n’ont pas encore fait l’objet de recherches dignes de ce nom de la part des historiens de l’art.
L’art bouddhique de Gilles Béguin (CNRS Editions, 2009), dit p. 183 : « L’influence de Sukhotai modifia beaucoup les canons esthétiques de Lan Na. La Wat Pra Sing Luang de Chieng Mai conserve encore un Buddha [en pierre] prenant la terre à témoin daté de 1492 [fi. 22]. Cette sculpture imposante reprend les traits principaux des Buddha sukhotai. On remarque cependant un visage plus fortement charpenté aux joues et au cou plus en chair. Le torse, ample et raide, est dépourvu du modelé subtil et un peu précieux des pièces plus méridionales. Plusieurs buddha en pierres fines et précieuses, dont le fameux Buddha d’émeraudes [sic], palladium du royaume de Thaïlande, appartiennent à ce second style de Lan Na ».
Nous en apprenons un peu plus sur l’origine des Bouddha de verre en lisant l’article d’un historien cambodgien, Michel Tranet :
« E. Origine founanaise du culte du Bouddha d’émeraude. / … Pour retrouver donc l’origine du culte des images, notamment du Bouddha (des dieux, ou des rois déifiés), il faut descendre jusqu’aux premiers siècles de l’ère chrétienne, à Angkor-Borei, où préfigure déjà l’adoration des images du saint-homme : foi et moralité dans le peuple khmer à l’époque pré-angkorienne du Founan. Comme les gens de Sri-Lanka, mais après eux probablement, les Khmers d’Angkor-Borei et du Golfe du Siam passèrent vite de l’animisme à l’hindouisme. Adorer les saintes images divines – brahmaniques et bouddhiques – devint alors une préoccupation principale des dévots khmers.
Rappelons que les gens riches ou plutôt autocrates founanais qui s’étaient fait, à l’origine, en quelques générations à peine une tradition de fabriquer des statues de Bouddha en verre, de couleur verte ou autres, continuèrent d’observer cette coutume, mais simplement de dimensions plus réduites.
En fait, doués d’un exceptionnel génie plastique, les artistes du Founan s’excellèrent dans les arts, façonnèrent à une échelle souvent très réduite, sous forme d’amulette, des statues de Bouddha en verroterie de toute beauté, hors pair. Parmi les représentations du Bouddha en verre vert caractérisé par un style très sobre et serein sont particulièrement impressionnants les Bouddha sur naga en méditation, et quelques intailles des IIe – IIIe s. d’Angkor-Borei… » (p. 174 – 175). ( « Michel Tranet, Légendes relatives au Bouddha d’émeraude (Prah Keo Morokot) », The 9th Socio-cultural Research Congress on Cambodia, 14 – 16 nov. 2006… , Phnom Penh, 2007).
Le royaume du Founan ayant disparu à la fin VIe – début du VIIe siècle de notre ère, ces « Bouddha sur naga en méditation » pourraient donc remonter à cette époque (?). Le texte ne nous paraît pas assez précis au sujet de la datation de ces Bouddha en verre. Signalons que notre Bouddha en verre, en partie doré, est, lui, dans la position dite « de l’éveil », invoquant le témoignage de la Terre, comme la statue de pierre du XVe s. citée dans L’art bouddhique.
Plus précis est le texte de Madeleine Giteau, Note sur les pièces d’art bouddhique de la collection de S. M. le Roi du Laos ( Arts Asiatique, 25, Année 1972, p. 91 – 128, du moins relativement aux pièces qu’elle a étudiées et décrites.
« Une vingtaine d’images du Buddha en pâte de verre avaient été également déposées dans le That Mak Mo [le stupa dans lequel les statuettes furent découvertes]. Presque toutes ont encore la coiffure en or qui avait été appliquée sur leur crâne. La matière de ces images est une pâte de verre colorée de différentes teintes : blanchâtre, bleue, jaune, brunâtre ; elle a parfois conservé son aspect translucide, mais sur plusieurs images la surface de cette pâte de verre a été corrodée et apparaît rugueuse et terne. Les statuettes en pâte de verre sont de très petite taille. Elles ont pour la plupart 5 à 7 cm de haut… Le visage est ovale avec un nez long, généralement un peu busqué, les arcades sourcilières en demi-cercle, sont en fort relief, la bouche est bien dessinée ; les oreilles au lobe bien dessiné ont un pavillon en pointe. Le costume découvre l’épaule droite… La coiffure, destinée à recevoir un couvre-tête, est lisse ; une pointe conique ou un bouton de lotus surmonte l’usnisa. A l’exception de ce dernier caractère, tout rattache ces images à l’art de Sukhodaya. La plupart de ces statuettes représentent le Buddha assis invoquant le témoignage de la Terre, seules quelques unes le figurent assis en méditation… ». L’auteur décrit ensuite des statuettes en cristal (30 statuettes). Mme Giteau termine cette recension en disant : « Plus précieuses que les images en pâte de verre par leur matière et leurs ornements, les statuettes en cristal doivent remonter à peu près à la même époque et, en tout état de cause, ne sauraient être antérieures au XVe siècle ».
La description de ces statuettes en verre correspondrait assez bien à celle ici présentée, notamment en ce qui concerne le visage ovale aux traits en relief bien dessinés (nez, arcades sourcilières, bouche, principalement). Le nez, à l’origine certainement un peu busqué aussi, a néanmoins été un peu érodé par les injures du temps. Globalement, la statuette est en bon état, même si la dorure du vêtement a aussi souffert du temps et, sûrement, des manipulations. Devant une forte source de lumière, elle présente une belle matière translucide bleue-verte.
Une troisième source peut encore nous venir en aide. Il s’agit d’un site web qui paraît assez bien documenté : « Objets d’évasion. Les statues de Bouddha Thaïlande : le guide ». Il relève, à propos du style Lan Na (Thaïlande du Nord) :
« Vers le XVe au XVIIIe siècle (sic), le style Lan Na s’imprègne des codes du style Sukhothai. A l’époque, les matériaux de prédilection sont les métaux précieux, semi-précieux et même le cristal. La forme ovale du visage est alors reprise, avec ushnisha surmontée du ramsi. Le Bouddha est représenté en position assise sur un socle ». Et encore : « Les statues de Bouddha de la seconde ère du royaume Lan Na (XVème et XVIIIème siècles) s’inspirent quant à elles des influences de Sukhothai, avec une forme de visage ovale, un chignon ushnisha surmonté d’une longue flamme ou « rasmi », des boucles de cheveux plus petites. Au niveau du corps, il est toujours massif mais c’est son pan qui descend jusqu’au nombril… ».
Ces informations succinctes recoupent celles du premier texte cité supra avec néanmoins la précision importante des dates où il apparaît que ces statuettes de ce style ont été produites jusqu’au XVIIIe siècle.
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D’après M. Tranet, il semble que la conception de ces statuettes remonte aux débuts de notre ère, à l’époque où le royaume disparu du Founan recouvrait à peu près la moitié sud de la péninsule indochinoise. Des statuette de ce type sont aussi conservées au Vietnam. Dès l’Antiquité, et pour longtemps, le verre fut un matériau précieux – il imitait le cristal de roche – et par le fait même devait être associé aux pierres fines et précieuses. On comprend qu’il devint un matériau de choix pour représenter Bouddha : il permettait aux artistes de faire valoir leur « génie plastique » (M. Tranet) tout en rendant hommage au saint homme dans une matière appropriée.
Ces petites images vraisemblablement fabriquées en série comme le dit Mme Giteau n’en sont pas moins « de toute beauté » comme le souligne à juste titre M. Tranet. Si nous recoupons les informations données par les auteurs, tant pour la facture que pour les dates, il semble bien que ce type de statuettes a été produit du XVe au XVIIIe siècle et appartient au second style de Lan Na. Avec néanmoins toutes les précautions d’usage, la statuette ici présentée pourrait donc remonter au plus tard au XVIIIe siècle.
Amulette pour les superstitieux, objet de piété portatif à déposer sur les petits autels de voyage pour les « vrais » dévots, combien de ces objets beaux mais fragiles subsistent-ils encore aujourd’hui hors des pays qui les ont vus naître ?
A. C.
P. S. :
Nous avons trouvé sur le web la mention d’une vente aux enchères d’une collection de huit petits Bouddhas en cristal de roche datés « ca 19e siècle » les 16 et 17 juin 2009 à Paris (hauteur : de 7, 5 à 10, 5 cm). Leur facture diffère de celle de la statuette en verre ici présentée. Le commentaire d’Alain Truong est néanmoins intéressant car il peut se rapporter aussi aux statuettes en verre. Si les objets de ce type (en cristal de roche ou en pierres semi-précieuses) sont si rares « sur le marché », c’est que leurs anciens possesseurs (comme peut-être nos contemporains) ne consentaient pas à s’en séparer en raison de leur caractère sacré, en raison aussi des vertus attribuées à ces gemmes. Il est vraisemblable qu’il en a été de même pour les statuettes en pâte de verre, dorées à la feuille, au moins pour leur caractère sacré, et plus anciennes encore. Nous citons entièrement ce commentaire :
« L’utilisation du cristal de roche et autres pierres semi-précieuses pour sculpter des images de divinités connut un large essor à travers toute l’Asie. Toutefois, leur caractère sacré et les vertus prêtées aux gemmes pour leurs détenteurs, font que ce type d’objet est relativement rare sur le marché de l’art. En Thaïlande, les images bouddhiques semblent avoir connu un réel essor durant la période dite « de Bangkok », soit à partir de la fin du 18° siècle. Cet attrait trouve très probablement selon les spécialistes son origine dans le sillage du buddha de jadéite haut de soixante-quinze centimètres conservé dans le temple d’Emeraude de Bangkok [sic]. La grande rareté de ce type de sculptures ajoute à l’intérêt de l’ensemble réuni par Kenzo au fil des vingt dernières années ».