Marcel Duchamp, 1968 – 2018, Figures et reflets en tous genres.
Marcel Duchamp, 1968 – 2018 : Figures et reflets en tous genres
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Le Grand Verre de Marcel Duchamp parodie d’Annonciation ?
Depuis des millénaires, les hommes n’ont pas cessé de produire des images, qu’elles soient en deux ou en trois dimensions, de la grotte Cosquer à la sculpture grecque et au-delà, du « simple ornement » gravé sur un objet mobilier au témoignage plus élaboré en plate peinture ou en ronde bosse susceptible d’acquérir une profondeur symbolique, une profondeur symbolique dont la théologie est un des modes d’apparition.
La conception hébraïque d’un dieu unique, jaloux et vengeur, ennemi de l’image, en introduisant en même temps la notion d’éthique, mit un terme à l’utilisation « naïve » de l’image par les humains, pour la décoration comme pour la célébration. Elle introduisit un débat (iconodules vs iconoclastes) qui faillit être fatal à l’image, du moins en Occident.
L’apparition d’un Sauveur, intermédiaire entre les hommes déchus et la divinité, fut à l’origine d’un conflit aigu entre l’an 730 et l’an 843 de notre ère à travers la querelle sanglante des iconoclastes à Byzance. Pour certains, le médiateur divin né de l’immaculée conception ne devait pas plus tolérer la médiation de l’image. L’image pouvait être la représentation matérielle, sensible, d’un adversaire mythique déjà en place ou, au mieux, un artefact de bonne volonté mais susceptible de brouiller le message. Les concurrents mythiques éliminés – d’ailleurs, ce sont toujours les autres qui sont des païens (ou des mécréants, terme plus tragiquement en usage de nos jours) – restaient les représentations créées de bonne foi – si l’on peut dire – par les nouveaux croyants. Non sans mal, les iconodules l’ont emporté. L’issue du débat – l’acceptation et le culte des images – va conditionner ainsi tout l’avenir de l’histoire de l’art en Occident.
Dès lors, liée ou non à la religion, plus ou moins contrôlée selon le cas et les époques, l’image va endosser une forme de sacralité ou d’aura suscitée et conditionnée par les usages religieux, politiques et culturels de son environnement.
« Me ramenant au débat du Paragone qui agita la Renaissance, La mariée mise à nu par ses célibataires, même m’apparut alors comme une parodie d’Annonciation où la mariée figurait la Vierge Marie, tandis que le gaz – le pneuma qui gonfle les uniformes célibataires et met en branle tout le processus de défloration – tenait le rôle de l’Esprit-Saint, du logos, du rayon céleste des primitifs italiens ou flamands, qui, en pénétrant « la plus pure d’entre les femmes » donnait naissance à l’embryon divin .
Au Quattrocento comme au Moyen Age, le verre n’était-il pas le symbole par excellence de la Vierge, lui que la lumière traverse sans en altérer la pureté ?
[…]
A l’époque où fut conçu le Grand Verre, la perspective [présente dans le panneau inférieur avec la Broyeuse, la Glissière et les Oculistes] n’intéressait plus les avant-gardes picturales, non plus que le format du retable, et c’était donc comme si la mariée mise à nu et déflorée à coup de canon par les uniformes célibataires symbolisait l’Art occidental lui-même, avec ses limites et ses contradictions » (Serge Bramly, La transparence et le reflet, JC Lattès, 2015).
Le moderne iconoclaste Marcel Duchamp clôt un cycle. Mais dans cette comparaison inédite du Grand Verre avec l’Annonciation la boucle est véritablement bouclée… L’apparition de la médiation surnaturelle du Sauveur – à travers le miracle de l’incarnation – avait renouvelé ou renforcé le caractère estimé « sacré » de l’image. Le développement de notre civilisation, au fil des siècles, en faisant pâlir la qualité divine du Sauveur, a miné de fait, de l’intérieur, les valeurs transcendantales prêtées à la représentation quelles que soient les causes objectives de cette évolution (causes religieuses, politiques, culturelles et économiques de cette évolution).
Passer de l’annonce de l’immaculée conception à la conception d’un retard (retable) en verre disposant des figures en « n » dimensions (dans le panneau supérieur) bouscule nos modes de perception de la réalité. Marcel Duchamp enregistrait là, à sa façon, les progrès scientifiques de l’époque en mutation. La lecture poétique, parodique mais partielle du Grand Verre, de Serge Bramly, opère – par delà les siècles – un retour à un mythe fondateur où s’était joué par association une partie du destin de l’image. Cette lecture pourrait « accompagner » la démonstration globale et serrée d’Alain Boton dans son livre Marcel Duchamp par lui-même (ou presque) (Fages, 2013), livre auquel nous renvoyons bien évidemment les lecteurs. Au-delà de l’homonymie approximative (mariée/Marie), où « mariée » contient bien néanmoins « Marie », « La mariée mise à nu » de Duchamp et le personnage de « Marie » de Bramly peuvent au vrai se superposer… Mais comme nous le voyons dans la seconde partie de l’extrait que nous citons, Serge Bramly ne développe pas cette intuition dans ce sens.
A la lumière de l’ouvrage d’A. Boton, il est en effet possible de faire le rapprochement suivant : de même que l’annonce verbale fécondante de l’ange portée dans le cœur et le corps d’une femme ordinaire (Marie) fait d’elle – miraculeusement – une mariée céleste, la Vierge Marie mère de Dieu, et par là une personne digne de vénération, de même le gaz d’éclairage liquéfié en discours critique – issu des moules mâliques – va se mouler dans la fontaine/urinoir et transformer ainsi cet objet trivial en œuvre d’art digne d’être « vénérée » et de passer à la postérité (la partie supérieure du Grand Verre), cette fameuse fontaine/urinoir renvoi miroirique du buste féminin d’A la manière de Delvaux.
« L’œuvre d’art existe en dehors de l’idée qu’elle est censée exprimer, elle la dépasse, tend à autre chose. Les religions disparaissent, l’art reste » (Jindrich Chalupecky, Art et transcendance in « Duchamp, Colloque de Cerisy, UGE, 1977). Mais la parodie de l’allégorie religieuse ne change pas seulement le signe de la représentation du plus au moins, du passage de l’acte de foi pictural au pastiche écorché, elle modifie la nature même du support physique en rendant problématique le statut de l’œuvre d’art elle-même désormais privée de son aura ancestrale. Avant même d’aboutir aux conclusions que tire Alain Boton de sa démonstration, le Grand Verre est déjà « au point de conjonction de l’art proprement anti-art et de l’absence totale d’art » (G. Ribemont-Dessaignes). La parodie de l’Annonciation annonce, de fait, en même temps, la perte de l’aura et la mort de l’art – au sens où l’on entendait l’art jusque là.
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C’est dans le prolongement de ce débat ouvert au début du XXe siècle par Marcel Duchamp que nous avons pensé qu’il n’était pas inutile de rappeler les bases religieuses et lointaines de la polémique à travers la traduction du chapitre d’un manuscrit latin du début du XVIIIe siècle, à une époque où le processus de la laïcisation de la société avait déjà largement progressé en Occident.
Nous mettons donc à la disposition des curieux – sur notre blog, page du 25/12/2017 – la traduction en français du dernier chapitre de ce traité de théologie anonyme du début du XVIIIe siècle (daté 1720-1721). Ce Tractatus de verbi divini incarnatione, inédit, relié en basane comme un livre imprimé, de format 4°, comporte 427 pages ; il se présente comme une sorte d’abrégé sur le sujet théologique de l’incarnation du verbe dont le statut des images ne représente qu’une petite partie.
Le dernier chapitre – de 15 pages – traite de ce statut à travers les questions de la représentation et de l’adoration (ou non) de la croix et d’autres objets, des images du Christ, de la Vierge et des saints. Comme nous l’avons dit plus haut, ces débats furent à l’origine de la sanglante querelle entre les fidèles qui admettaient et ceux qui refusaient la représentation du divin.
Peut-être s’agit-il de l’aide-mémoire d’un professeur pour l’enseignement dans un séminaire car il existait à l’époque plusieurs traités imprimés sur le même sujet. Ce dernier chapitre renvoie par ailleurs directement à la Somme théologique de Thomas d’Aquin dont il suit en partie les arguments et les développements.
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POST SCRIPTUM
Cette page, intitulée, « Le Grand Verre de Marcel Duchamp parodie d’Annonciation ? » est le septième et dernier article relatif à l’anartiste regroupé avec un ensemble de six autres dans une plaquette reprographiée produite pour le cinquantième anniversaire de sa disparition (2/10/1968), plaquette intitulée :
Marcel Duchamp, 1968 – 2018 : Figures et reflets en tous genres. Chez l’auteur, 2018
Marcel Duchamp fort et verre
Ou l’Art des quatre jeudis
La Reine le vit
A. C.