Descartes et la censure religieuse suivi de La larme de Hollande (1671)
Descartes et la censure religieuse
suivi de La larme de Hollande
Nicolas Joseph Poisson (1637-1710), oratorien, mathématicien et ami de Descartes(1596-1650), publia en 1670 Commentaire ou remarques sur la Méthode de René Descartes… Par L.P.N.I.P.P.D.L. [N. J. Poisson] à Vendôme, chez Sébastien Hyp. L’édition fut remise en vente en 1671 à l’adresse suivante : « Imprimé à Vendosme, et se vend à Paris, chez la veuve Thiboust & Pierre Esclassan » (237 p. ; format 8°). Ces remarques estimées furent réimprimées au 18e siècle, en 1724, par la Compagnie des Libraires de Paris à la suite du Discours de la méthode.
C’est en compulsant la seconde édition de ce petit livre illustré de quatre gravures dans le texte que nous nous sommes aperçu que les feuillets originaux G iij et G iiij (p. 101-104) avaient été coupés et remplacés par ce que l’on nomme des « cartons », feuillets montés sur onglets destinés à opérer un remplacement. Comme ce chapitre aborde un sujet sensible relatif à la religion, le motif du remplacement ne peut être que celui de la censure.
La première édition, numérisée, consultable sur internet, ne semble pas posséder une permission en bonne et due forme. En revanche elle existe bien au dos du titre dans le texte remis en vente en 1671 avec une nouvelle page de titre. Donnée à Vendôme, l’autorisation date du 15 juillet 1670. La première édition, effectuée sans autorisation (?), a donc été remise en vente en 1671 avec les cartons et avec, cette fois, la permission. Il est difficile de savoir ce qui s’est passé. Le texte a-t-il fait l’objet d’une autocensure de la part de l’auteur jugeant – après coup – le caractère trop « dangereux » du chapitre, ou a-t-il fait l’objet d’une censure directe imposée par les autorités religieuses (et royales) ? Quoi qu’il en soit, l’œuvre de Descartes était déjà mise à l’index depuis 1663 (l’édition originale du Discours date de 1637). En 1675, le Conseil du roi interdira « d’enseigner suivant les principes de Descartes » et N. J. Poisson sera l’objet, avec d’autres, de lettres de cachet (G. Minois, L’Eglise et la science : histoire d’un malentendu. De Galilée à Jean-Paul II, Fayard, 1991). Les temps sont donc difficiles pour les défenseurs de la nouvelle philosophie face aux tenants d’Aristote et à l’obscurantisme du pouvoir religieux. La Bibliothèque nationale de France possède deux exemplaires de la première édition et un exemplaire de la seconde (les BM de Chartres et de Pau possèdent chacune un exemplaire de la seconde édition).
Le chapitre dont il est question s’intitule : « II. OBSERVATION. Retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait grâce, &. » (p. 101). Il s’agit du commentaire de la « Première maxime de morale » dont nous donnons les premières lignes :
- La première estoit d’obéir aux Loix & aux Coutumes de mon païs. 2. Retenant constamment la Religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’estre instruit dès mon enfance. 3. Et me gouvernant en toute chose suivant les opinions les plus modérées, & les plus éloignées de l’excès…
Le texte du commentaire de N. J. Poisson a été entièrement réécrit sauf les 13 dernières lignes (p. 105). Descartes se veut bon catholique romain et, respectueux de l’Eglise, il veut conserver la religion de ses pères (c’est nous qui soulignons). Dans les deux versions, « le raisonnement » est laborieux et contourné, mais il faut bien répondre par avance aux « hérétiques » qui, dans leur pays, baignent dans l’hérésie depuis plusieurs générations.
Première édition (1670), p. 104 (extrait) :
« Mais, dira-t-on, cela justifiera un Socinien Hollandois, un Puritain anglois. Car ces Estats estant infectez de ces hérésies, & ces hérésies mesme n’estant pas si nouvelles qu’elles ne fournissent quelques prédécesseurs à ceux qui en font aujourd’huy profession, ils auront raison de demeurer dans leur erreur & de n’en pas sortir.
Quand cela seroit, qui doute qu’un hérétique par sa seule raison & sans l’aide d’une lumière surnaturelle, ne peut se tirer de l’aveuglement où Dieu le laisse par des jugemens où il ne nous est pas permis d’entrer, & dont on ne peut demander l’éclaircissement sans faire tort à S. Paul & à S. Aug. qui les ont jugez impénétrables : A ne suivre que la règle de M. Desc. on avouë qu’on peut aussi tost choisir le bon que le mauvais parti ; parce que ce n’est pas à la raison, mais à la grâce de faire ce choix ; cependant si la raison y veut prendre quelque part, ce n’est que pour faire ce qu’enseigne M. Desc. [c’est nous qui soulignons].
Concluons donc qu’en cas que par la raison on veüille faire choix d’une Religion, c’est de demeurer dans celle de ses Pères & de l’Estat où l’on doit vivre, quand la Foy s’accorde avec la raison : car si elle y contredit ouvertement, il faut que celle-cy cède à celle-là… ».
Ce que nous soulignons montre le danger qu’il y a à présenter la doctrine de Descartes de cette façon. Cela justifierait les hérétiques dans leur obstination à ne pas reconnaître leurs erreurs.
Deuxième édition (1671), p. 104 (extrait) :
« Ses maximes de Logique sont générales pour les sciences : mais on concevra sans peine, que celles de Morale, & principalement la première luy est particulière (cf. supra), quand on sçaura qu’il ne vouloit pas se faire Religieux ; mais demeurer seulement bon Catholique Romain, tel qu’il s’est montré jusqu’à la fin de sa vie.
Tellement que c’est sans fondement qu’on a voulu dire qu’un Socinien Hollandois, ou un Puritain Anglois pourroit demeurer en seureté dans sa Religion, s’il a suivi celle de ses Pères ou de son Pays. Cette conséquence est impertinente, & on n’en trouvera pas les prémices dans aucun endroit de Monsieur Descartes, comme je viens de la faire voir dans les restrictions avec lesquelles il a parlé ».
« …Monsieur Descartes n’entend pas parler de ceux qui nous ont immédiatement donné la vie, mais qu’il parle en général, de nos Ancestres, & de ceux qui dans les siècles voisins, & qui nous sont encore familiers, ont habité les Provinces où nous sommes » (p. 104).
L’auteur, pour confondre « la mauvaise foi » des hérétiques, termine « la démonstration » en montrant qu’en termes d’ancienneté, c’est bien de l’ancienne religion catholique dont on parle, la seule qui, d’après l’auteur, « raisonnablement », doit l’emporter. Nous constatons ici les limites de l’exercice qui consiste à vouloir « prouver » par la raison ce qui relève de la foi et plus encore l’authenticité d’une religion, quelle qu’elle soit.
Cette description bibliographique nous montre à quel point il est toujours intéressant de regarder de très près les exemplaires des anciennes éditions qui révèlent souvent des surprises aux lecteurs attentifs. Nous ne savons pas si ces cartons du Commentaire de N. J. Poisson ont été relevés et signalés par les spécialistes de l’œuvre du philosophe.
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La Larme de Hollande
Nous avons dit que cette édition du Commentaire comportait quatre figures à l’usage des démonstrations de l’auteur. L’une, page 64, reproduit un objet de verre aux propriétés physiques dignes d’être signalées. Cette larme de verre est appelée aussi « batavique » parce que c’est en Hollande qu’elle a d’abord été fabriquée.
Cet artefact en verre qui a la forme d’une grosse larme très effilée à son extrémité, a la propriété de ne pas se fracturer si on le frappe sur la plus grosse extrémité. En revanche, si on brise le verre à l’endroit opposé (où le verre est le plus fin), c’est l’ensemble de l’objet qui explose littéralement en « mille » morceaux.
On explique aujourd’hui le phénomène de la façon suivante : au moment où l’on trempe la goutte dans l’eau pour refroidir le verre, la surface de la goutte se refroidit et se compacte rapidement, tandis qu’à l’intérieur le verre se refroidit plus lentement. Il en résulte une différence de densité du matériau entre l’extérieur et l’intérieur, mais les tensions générées trouvent un point d’équilibre qui permet à l’objet de conserver sa structure. Le simple bris de la queue, en libérant les tensions internes, provoque alors l’explosion de la goutte. Nous pouvons voir ce phénomène dans plusieurs vidéos très intéressantes sur YouTube (rechercher « larme batavique »).