L’exemplaire d’ »A la recherche du temps perdu » de Maurice Halbwachs (1877-1945)
L’exemplaire d’ A la recherche du temps perdu de Marcel Proust
ayant appartenu à Maurice Halbwachs (1877-1945)
C’est en fouillant dans deux cartons d’une brocante à ciel ouvert que nous avons découvert cet ancien exemplaire de la Recherche de Proust reliée ici en 10 volumes. D’autres volumes (une dizaine ?), reliés de la même façon – une modeste demi-reliure de toile bleue à coins – avaient certainement la même provenance, mais nous y avons moins prêté attention car c’était d’abord l’édition de la Recherche qui avait attiré nos regards. Par ailleurs, au moment du rassemblement des tomes dispersés, il était difficile de se rendre compte d’une quelconque provenance.
L’exemplaire que nous possédons aujourd’hui est intéressant indépendamment de la provenance : sur ces dix volumes, datés de 1919 à 1927, six sont en édition originale non numérotée, sur papier ordinaire (avec les inévitables mentions fictives d’édition), et un volume est une édition originale numérotée, Le côté de Guermantes, 1920. L’ensemble est néanmoins dans une condition médiocre en raison de la mauvaise qualité de certains papiers du début du XXe s. et vraisemblablement aussi en raison des mauvaises conditions de conservation qui ont été infligées à ces livres. Le papier a en effet beaucoup jauni mais heureusement tous les volumes ne sont pas touchés au même degré.
Voici la liste des titres :
- Du côté de chez Swann : 1922 (E. O. 1913).
- A l’ombre des jeunes filles en fleurs : 1919 (E. O. 1918).
- Le côté de Guermantes : 1920, E. O. numérotée n° CXXV/CXXV.
- Sodome et Gomorrhe I : 1927 (E. O. 1921).
- Sodome et Gomorrhe II, 1, 2 et 3 : 1922 (E. O.).
- La Prisonnière : 1923 (E. O.).
- Albertine disparue : 1925 (E. O.).
- Le temps retrouvé : 1927 (E. O.).
Avant de développer comment nous avons découvert cette émouvante provenance, il convient d’évoquer la carrière et de rappeler le destin tragique de Maurice Halbwachs et de sa famille à la fin de la seconde guerre mondiale. Maurice Halbwachs est un savant, un chercheur élève d’Emile Durkheim. Agrégé de philosophie, docteur en droit et en lettres, professeur à la Sorbonne en 1935, il est l’auteur de nombreux ouvrages novateurs en sociologie. C’est lui qui est à l’origine du concept de « mémoire collective ». Il fut déporté à la suite de l’arrestation de son fils Pierre pour faits de résistance. Il devait décéder de la dysenterie le 16 mars 1945 à Buchenwald. Son épouse, Yvonne Basch (1889-1975), était la fille de Victor Basch (1863-1944), le premier président de la Ligue des droits de l’homme. Victor Basch (d’origine juive) et son épouse furent eux-mêmes assassinés par la milice le 10 janvier 1944 à Neyron dans l’Ain où ils s’étaient réfugiés. Un centre de recherche CNRS-ENS-EHESS à Paris porte aujourd’hui son nom.
Dans L’Ecriture ou la vie, Jorge Semprun, interné comme lui dans le camp de travail de Buchenwald, raconte les derniers instants de Maurice Halbwachs qu’il a accompagné dans son agonie en lui récitant des vers de Baudelaire, car il ne pouvait rien faire d’autre pour soigner la maladie qui l’emportait. « J’avais vécu la mort de Halbwachs », dit l’auteur quand tout fut fini. Effrayant et poignant témoignage où semblent s’affronter à jamais la culture et la barbarie. Ce ne sont pas les événements actuels qui vont nous contredire…
Nous n’avons donc pas remarqué une provenance quelconque quand nous essayions de rassembler (difficilement) la dizaine de volumes dispersés dans deux cartons en plein air. De retour à la maison, c’est en feuilletant de plus près les livres pour mieux identifier les éditions que nous sommes tombé sur une carte postale « publicitaire » représentant la photo de trois bambins assis ayant sur leurs genoux la revue Droit & Liberté avec au bas la mention « Réabonnez-vous ! ». La carte, en date du 27 mars 1972, porte l’adresse suivante : « Mme Halbwachs Basch, 270 Bd Raspail, 75 Paris 14″. Si les deux noms sont facilement identifiables, il restait à montrer que l’édition de la Recherche leur avait bien appartenu.
La preuve allait nous être apportée par la petite mention autographe, au crayon, « Yvonne Halbwachs », mention écrite au sommet, en haut à droite, de la page de garde jaunie d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Mention très discrète qu’il était difficile de repérer du premier coup. Cette marque n’est pas un ex-libris mais une indication d’appartenance due à la demande normale du relieur quand il prend en charge la reliure d’un livre. Sodome et Gomorrhe I et II, portent, eux, sur la page du faux titre, la simple mention « Hal », en abrégé. (Sodome et Gomorrhe II2 et II3 portent sur le faux titre la mention « bleu », rappel au relieur pour qu’il utilise bien un papier de la même couleur pour la couvrure, car le papier employé pour les deux précédents était un peu différent, plus de teinte verte).
Il n’y a donc aucun doute sur la provenance de cette édition qui a servi à Maurice Halbwachs pour ses recherches sur la mémoire en général et « la mémoire collective » en particulier. Le roman de Proust est une « mine » particulièrement riche. Les traces qu’il a laissées sur plusieurs volumes sont nombreuses et instructives : Du côté de chez Swann : 11 marques ; A l’ombres des jeunes filles en fleurs : 4 marques ; La Prisonnière : 2 marques ; Albertine disparue : 16 marques ; Le temps retrouvé : 15 marques.
Ce sont, pour la plupart, de légers traits verticaux au crayon en marge des lignes repérées. Parfois des petites croix ou de petits traits horizontaux pour délimiter des passages plus ou moins longs. Deux fois, une correction de coquille. Une seule fois, en plus du trait en marge, apparaît un soulignement (in Le temps retrouvé). Parmi toutes ces marques, une seule se rapporte à un « accident » dû à la lecture la plume à la main : quatre taches d’encre bien certainement involontaires (!) sur une page de Du côté de chez Swann (p. 23), mais bien au niveau d’un passage sur la mémoire. Maurice Halbwachs lisait une « vraie plume » à la main avec tous les inconvénients dus à cette ancienne pratique aujourd’hui révolue…
« …ces erreurs dépendent bien aussi du Temps, mais elles sont non un phénomène social, mais un phénomène de mémoire.« Passage marqué et souligné bien représentatif et toujours relatif à la » mémoire ». (Le Temps retrouvé, 2e partie, p. 148).
Toute une vie entre le premier et le dernier volume de Proust
Nous empruntons ces mots à Jorge Semprun qui, au début de la seconde partie de L’Ecriture ou la vie, évoque ses lectures, anciennes ou plus récentes. Il nous dit qu’il a mis très longtemps pour achever la lecture de la Recherche dont il avait lu le premier tome en 1939. Cette ligne en quelque sorte « prédestinée » prend ici pour nous, relativement à Maurice Halbwachs, une couleur particulière, à la fois mélancolique et douloureuse, nous qui aurions aimé montrer à l’ancien résistant et à l’écrivain cette édition ayant appartenu à Maurice Halbwachs.
Walter Benjamin dit « qu’il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie ». La proposition se double ici, en regard, d’une autre barbarie qui a conduit à la mort un homme qui avait consacré toutes ses facultés à l’émancipation et à la culture. Au-delà de l’assassinat du savant, c’est la tentative d’assassinat même de tout document de culture. Il est navrant de constater qu’au décès de Mme Halbwachs, vraisemblablement, on n’ait pas porté plus d’attention au destin de cette édition. C’est pourquoi nous estimons grande aujourd’hui la valeur symbolique de cette relique dont le hasard nous fait le respectueux dépositaire. Habent sua fata libelli.
A. Collet
P. S. Dans le dernier chapitre de L’Ecriture ou la vie (Retour à Weimar, située près de Buchenwald), Jorge Semprun dit : « Retour au seul lieu au monde que les deux totalitarismes du XXe siècle, le nazisme et le bolchevisme (l’intégrisme islamique accomplira les ravages les plus massif si nous n’y opposons pas une politique de réforme et de justice sociale, au XXIe) auront marqué ensemble de leur empreinte ». Nous sommes personnellement sidéré de découvrir que ces lignes ont été publiées en 1994, il y a près de 25 ans. Personne, parmi le personnel politique du monde entier (?) n’a donc jamais pris au sérieux cet avis pour ainsi dire terriblement prophétique ?