au livre bleu

3 juin, 2024

Parole kanak – en 1869

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 22:58

PAROLE KANAK – EN 1869

Nous présentons ici l’unique édition, rare, d’un des premiers livres imprimés sur la Nouvelle Calédonie :

Souvenirs de la Nouvelle Calédonie : Voyage sur la côte orientale, un coup de main chez les kanacks, pilou-pilou à Naniouni par Ulysse de La Hautière… , Paris, Challamel Aîné, 1869. 

Nous en avons extrait le chapitre XXIII qui  rapporte un conte que l’auteur a pu entendre lors d’une veillée réunissant une assemblée kanak.

calédonie

XXIII

Récit du Takata [sorcier]

        « Ouitchambi et Méoua furent fiancés à leur naissance. Ouitchambi était fils du chef de son village et Méoua la fille d’un des plus riches guerriers de ce même village.

Ils s’aimaient : aussi, dès qu’ils eurent atteint l’âge du mariage (1), ils furent unis. La vierge se lava dans l’eau (2) fournie par mon père, takata de la tribu, et Ouitchambi emmena Méoua dans sa case (3).

Mais les époux- amants violèrent le Tabou : Ouitchambi pénétra dans le malamo (4) pour y trouver Méoua, et les esprits de leurs familles les abandonnèrent aux génies malfaisants.

A la lune suivante, dans une fête, le chef de Mm’lé vit et aima la jeune femme de Ouitchambi : le chef de Mm’lé était plus puissant que Ouitchambi : il lui ravit Méoua.

Le chef de Mm’lé souilla Méoua et la renvoya ensuite à Ouitchambi : la pauvre n’était plus la même, car un génie lui avait enlevé le coeur (5).

Pendant ce temps, Ouitchambi avait envoyé le muaran (6) à tous ses guerriers, et lorsque Méoua revint au village, tous étaient réunis devant la case du chef, prêts au départ.

Ils étaient armés du n’jo (sagaye de combat), du dia (casse-tête) ; la ceinture à fronde, bien garnie de sangué (pierres à fronde), ceignait leurs reins. Leur poitrine et leur figure étaient enduites d’un noir luisant : leurs yeux brillaient d’une ardeur martiale.

Alors Ouitchambi leur parla en ces termes : guerriers, vous le savez, je devais, moi le premier, respecter le tabou : j’ai enfreint la loi sacrée, et les esprits m’ont sévèrement puni dans ce que j’avais de plus cher. Mais j’ai fait des offrandes aux esprit, qui sont apaisés. Faisons le djarick (7),  et si la guerre doit être favorable, je compte sur votre courage pour me venger, pour venger la tribu, de l’injure du chef Mm’lé.

Ces paroles de l’aliki furent accueillies par des cris tumultueux et des lelei ! plusieurs fois répétés. Tous brandirent leur casse-tête et conjurèrent les âmes : le takata, mon père, augura que l’action aurait une heureuse issue.

Le lendemain, à l’aube naissante, les gens de Ouitchambi arrivaient dans le village de Mm’lé. Ils poussèrent le hurlement de guerre, pour avertir les ennemis de leur arrivée, et, lorsque les deux partis furent en présence, les combattants, s’invectivant, agitant leurs armes au-dessus de leur tête, s’excitèrent à l’envi pendant longtemps.

Enfin Ouitchambi, sortant des rangs, s’adressa au chef de Mm’lé, en termes méprisants et, le défiant en combat singulier, fondit sur lui, rapide comme l’éclair.

La lutte fut terrible ; les deux chefs, jeunes, robustes et pleins de rage, se portaient des coups répétés ; tout-à-coup Ouitchambi tomba le crâne ouvert, et le chef de Mm’lé, au même moment, s’affaissa sur lui-même ; son corps n’était qu’une plaie : il expira peu après. Le takata rendit l’âme à Ouitchambi.

Le sort de Méoua fut plus cruel ; le takata, ayant conjuré les esprits, lui cracha, dans les yeux, des herbes mâchées, et lui rendit le coeur, mais les âmes des aïeux de Méoua n’avaient point pardonné ; souvent elles lui enlevaient le coeur : alors on voyait la malheureuse, parcourant les bois, en proie à la fureur, hurlant et criant, laissant aux ronces des sentiers des lambeaux de sa chair ; un jour, enfin, elle vit un wahurendaru (8) qui la mit à mort ».

***

1. Dix-huit ans pour les garçons ; seize ans pour les filles. 2. Lorsqu’une vierge doit s’unir, elle se lave dans une eau lustrale préparée par le sorcier de la tribu. 3. Le mariage se pratique, chez les Calédoniens, sans cérémonie aucune ; l’époux s’engage simplement à faire des présents aux parents de la femme, lors de certaines occasions, telles que la naissance, la circoncision des enfants à venir. 4. Case généralement en fort mauvais état, isolée, que l’on aperçoit un peu en dehors des villages, et où sont séquestrées les femmes pendant l’indisposition périodique. 5. Les Calédoniens placent l’intelligence dans le coeur ; aussi disent-ils que les génies « ont enlevé le coeur » des individus frappés d’aliénation mentale, affection d’ailleurs très rare chez nos indigènes. 6. Le muaran est une herbe bouclée que le chef envoie à ses guerriers pour les convoquer à la guerre. 7. Moyen très pratique de donner du coeur à leurs guerriers, employé par les chefs : avant le combat, le sorcier récite des prières, invoque les esprits, et annonce, toujours bien entendu, que le combat sera fatal aux ennemis. Dans le cas d’un revers, nos sorciers se tirent d’affaire par quelques ruses, avec non moins d’art que les Oracles dans l’Antiquité. 8. Sorte de revenant-sorcier, être palpable et malfaisant, frappant de mort les individus qui l’aperçoivent.

 

28 mars, 2024

« Dragons, chimères » selon Paul Valéry

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 13:43

Dragons, chimères

selon Paul Valéry

Le cerveau livré à soi-même est un artiste d’Extrême-Orient.

dragondragon

dragondragon

Dragons, chimères ; développements infinis dans l’arbitraire le plus suivi ;

et quelles sphères ajourées contenues l’une dans l’autre,

et détachées l’une de l’autre, à même la matière du souvenir !

Comme fait le Chinois dans une masse d’ivoire ou de jade,

ainsi l’artiste Vie pratique ses voies capricieuses dans le bloc du passé,

et trouve des chemins infinis et une infinité de surprises

dans ce fragment de temps inachevé.

Rhumbs , Gallimard, 1933

15 février, 2024

Bibliographie amusante de Marcel Duchamp

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 8:58

 

A propos de Marchand du sel de Marcel Duchamp (Le Terrain vague, 1959)

Essai de bibliographie amusante

L’essai de Jean-Marie Touratier, Le Légendaire de Marcel Duchamp (Galilée, 2020) met bien en perspective le cheminement de l’anartiste Duchamp et ce que nous pouvons en retenir aujourd’hui, sans pour autant clore le débat car Marcel Duchamp nous réserve toujours des surprises. La lecture de cet essai me remet par ailleurs en mémoire quelques aspects de son œuvre que j’avais un peu oubliés. La note relative à la Boîte-en-valise rappelle que les 300 exemplaires de l’édition courante (1935 – 1941), après 20 exemplaires de luxe, sont tous « différents par leur contenu, leur structure et leur extérieur ».

Me revient alors à l’esprit mon exemplaire des écrits de Duchamp (Marchand du sel, Le Terrain Vague, 1959). J’avais déjà relevé rapidement qu’il existait des différences dans l’illustration en me référant à la liste des Hors-texte donnée dans l’édition moderne de poche (Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Ecrits…, Nouvelle édition…, Champs/Flammarion, 2007). Dans mon édition, il existe 23 items H.T. dont 2 en double page (plus la reproduction du Grand Verre en celluloïd). La table des H.T. de l’édition C./F.  donne, elle, 22 items dont le Grand Verre. Mais 13 items de mon exemplaire ne figurent pas dans l’édition C./F., soit :

Erratum musical (recto) et [Adresse ] (verso) , entre les p. 48 et 49

Voie lactée (recto) et Cylindre sexe (verso), Magneto, entre les p. 64 et 65

[Chariot] double page, entre les p. 72 et 73

Projet échelle 1/5, Appareil célibataire (plan), Appareil célibataire (élévation), Portrait sur mesure de Marcel Duchamp « construction »… par Jean Crotti, 1915, entre les p. 80 et 81

Combat de boxe, entre les p. 84 et 85

Marcel Duchamp Photo Man Ray Circa 1930, L’opposition et les cases conjuguées sont réconciliées, Extrait de l’ouvrage de Duchamp et Halberstad (double page), entre les p. 184 et 185.

Duchamp Crotti

 Portrait sur mesure de Marcel Duchamp

« construction »… par Jean Crotti, 1915

Je remarque aussi qu’Avoir l’apprenti dans le soleil (dessin), 1914, figure dans la liste des H.T. de l’édition C./F. alors que la reproduction est en in-texte dans l’exemplaire que j’ai sous les yeux (p. 32). Erreur de l’édition C./F. ?

Marcel Duchamp aurait-il fait en sorte que tous les exemplaires de son édition ne possèdent pas exactement les mêmes illustrations comme pour l’édition de ses Boîtes-en-valise ? Cela ne m’étonnerait pas outre mesure quand on connaît l’esprit joueur de l’anartiste toujours prêt à semer quelque confusion dans les esprits et particulièrement ici dans « l’esprit de la bibliographie » auquel je suis certainement plus sensible que d’autres de par ma formation. A moins qu’il ne s’agisse que de quelques exemplaires composés à la fin de l’impression avec un stock d’illustrations dont les tirages ne furent pas exactement calculés en rapport avec le projet initial ?

Quoi qu’il en soit, même ce qui pourrait être « une défaillance » de l’éditeur (?) ne serait pas sans intérêt pour Duchamp toujours prêt aussi à jouer avec le hasard en accueillant l’accident même dans l’œuvre. Les cassures accidentelles du Grand Verre n’ont-elles pas été acceptées « comme parties intégrantes de l’ensemble et lui donnant sens ? » (J.-M. Touratier). La composition différente de tous les exemplaires de l’édition de Marchand du sel devrait faire l’objet d’une vérification à partir de plusieurs exemplaires (le plus possible).

Si elle était confirmée, sauf erreur ou omission de ma part, il me semble que ce serait bien la première fois qu’on le soupçonne et le signale. Je vois par ailleurs, en vente sur le web, que l’un des 40 exemplaires numérotés imprimés sur papier vergé fort d’Auvergne portant les signatures de M. D., de M. Sanouillet et de Poupard-Lieussou, possède, lui, 25 planches H. T… Cette nouvelle différence serait-elle « simplement » due au fait qu’il s’agit du tirage « de luxe » ?

***

La non-exposition d’une œuvre d’art,

nouveau type de performance inventé par Marcel Duchamp

 

Hommage à Marcel Duchamp : « Boîte-en-catalogue, Le Mille et unième Item, 1912 – 2012, d’après Marcel Duchamp. Le scandaleux Mille et unième Item ou Le Premier centenaire de la non-exposition du Nu descendant l’escalier » (boîte au couvercle à rabat de 21, 2 cm de hauteur, 13, 8 cm de largeur et 4 cm de profondeur contenant un exemplaire du livre Société des artistes indépendants, catalogue de la 28e exposition  1912 (Paris, 1912). [en page du 12 janvier 2012 sur le même blog aulivrebleu.unblog.fr].

J’ai évoqué cet événement comme l’inauguration d’un incident original où un artiste pouvait silencieusement – d’abord – faire de la non-exposition de son œuvre une performance artistique (cf. ma page du 12 janvier 2012 à ce sujet). Ce qui au départ aurait pu être un incident de parcours banal et vite oublié pour un peintre au début de sa « carrière » fut néanmoins confirmé dans son importance et dignement réactivé par un autre incident du même type cinq ans plus tard avec la non-exposition de la Fontaine (l’urinoir détourné) en 1917 à New York. Ces incidents doivent aujourd’hui être envisagés sous le même angle de la performance voulue et assumée – ensuite – par son auteur. Marcel Duchamp est donc bien le premier artiste à faire de la non-exposition d’une œuvre une performance artistique d’un nouveau genre.

Boîte-en-catalogue  est un hommage que j’ai voulu rendre au peintre novateur. Elle n’est ni un pastiche ni un plagiat. Le Mille unième Item (ou Boîte-en-catalogue) est un artefact d’un admirateur de l’œuvre, l’aboutissement d’une intuition. Boîte de conservation et lieu d’exposition de son contenu en forme de clin d’œil échelle 1 : 1. Le tout figure l’instant unique mais durable, étrange et paradoxal, où une œuvre picturale annoncée mais absente fait néanmoins son « entrée » analogique, graphique et donc visible dans le n° 1001 du catalogue imprimé, bien présent, lui. Boîte-en-catalogue, avec la mise en scène du livre et de la page où le fameux titre est reproduit, met en scène le retard en peinture pris à la lettre du Mille et unième Item. Ce retard mis sous les yeux des regardeurs parisiens du 20 mars au 16 mai 1912 ne sera rattrapé qu’en mai à Barcelone puis de nouveau en octobre à Paris, au Salon de la Section d’or, salon bien nommé quand on sait que le n° 1001 est un nombre figuré pentagonal en relation directe avec le nombre d’or et l’étoile à cinq branches comme je l’ai montré. Le hasard fait-il trop bien les choses ?

Ce retard – concept inventé par le peintre lui-même – sera encore rattrapé, mais d’une façon définitive et explosive lors de l’exposition (« l’explosition » ?) montée à l’Armory show de New York, en 1913, comme si l’énergie encore retenue et accumulée par ce retard initial devait à toute force se libérer avec les conséquences que l’on sait.  L’artiste recevra la considération qu’il n’avait pu obtenir dans son propre pays. 

 ***

Fin de l’art ou arc d’une nouvelle fin

 

C’est bien parce que l’art à une origine biologique que l’on peut imaginer que l’art ne puisse plus se distinguer et ainsi se fondre  dans l’ensemble des créations humaines. Contrairement à ce que pense Marcel Duchamp, l’art a une source biologique dans la mesure où les facultés de mise en forme, d’abstraction et de symbolisation à la base de ce type de création proviennent toutes de l’évolution originale de notre cerveau ; les animaux ne créent pas des œuvres d’art.

L’art n’est pas seulement une  affaire de « goûts » produits dans la dynamique des rapports sociaux. L’art est un produit de l’activité humaine au même titre que l’artisanat ou la création industrielle. Les similitudes sont grandes pour ce qui concerne les conditions de production. Il y aurait danger pour lui à « s’aligner » aujourd’hui, volontairement ou en raison d’une force incontrôlée ou incontrôlable, sur les autres productions humaines. Pourquoi au début du XXe siècle, cette perte effective ou non de l’aura, perte ou affaiblissement de la fonction symbolique de l’art dans les conditions de la « vie moderne », amorcée par l’invention de la photographie, couronnée par le  readymade ?

L’artiste étant considéré à la pointe des capacités de formalisation et d’abstraction, les produits de son art ont acquis une valeur particulière et reconnue dans la société. A la mort de l’artisan,  l’œuvre bascule dans l’anonymat qui était déjà le plus souvent le sien du vivant de son producteur. A la mort de l’écrivain, du compositeur ou du plasticien, l’œuvre bascule dans le mythe, cette étrange personnalité adhérant au collectif où l’individu trouve ses raisons d’être, d’espérer et de vivre.

« [Le ready-made] transforme en lieu commun et résorbe l’écart existant entre l’éminente création artistique et le monde prosaïque : il interdit finalement toute séparation, à commencer par la sacro-sainte distinction entre l’art et la vie ». (F. Danesi).

Ce constat est une conséquence du fait que nous avions oublié que les créations du « monde prosaïque » et celles du « monde artistique » ont la même origine issue des capacités singulières de l’esprit humain. Le problème est de savoir pourquoi cela serait scandaleux, et surtout en quoi cela porterait définitivement atteinte à la notion même de l’art, à son aura.  La vie est la condition même de l’art, l’art renouvelle et entretient, à sa pointe, la vie.

Comme on le dit communément,  l’œuvre de l’artisanat relève – presque uniquement – de son siècle, celle de l’art a la capacité de retentir bien au-delà dans le temps et dans l’espace. De la densité du spirituel ou de la profondeur symbolique toujours renouvelée de certains objets privilégiés, projections des artistes façonnant leur désir et transmettant par là leur expérience intime et subjective du monde au bénéfice de tous.

Autrement dit : ce spirituel (manifestation d’un esprit) et cette profondeur symbolique (capacité à faire qu’un objet puisse être autre chose que ce qu’il est, que certains décident de nommer – ou s’obstinent à nommer force transcendantale) que l’art avait acquis depuis le romantisme (auparavant on ne parle que de magie, de religion ou d’artisanat de luxe), semblent se perdre dans les sables sous les coups de boutoir de l’invention de la photographie (fin de la peinture ?), du design industriel (fin de la sculpture ?) et du mouvement dada (fin de la littérature et de l’art en général ?) auquel Duchamp se trouve  rattaché. Fin de l’histoire tout court que certains semblent promouvoir dans le constat de leur propre impuissance à penser le phénomène et à évoluer.

« L’alignement » supposé de l’art sur les autres productions ne le fait pas forcément se dissoudre, il est un révélateur de notre oubli ou de notre aveuglement et appelle une nouvelle compréhension des conditions de sa production. Le readymade, aujourd’hui à jamais non définitivement « consommé », ne disparaît pas dans la satisfaction des besoins élémentaires, comme les autres produits, même dits « de luxe », pourvu qu’il réponde à d’autres besoins, ceux de l’imaginaire où viennent se loger « spirituel » et « symbolique ». Le readymade est une autre manière d’être un objet d’art. Il est et reste  matière  à voir et à priser, capable et non à priori coupable – comme les autres créations – de faire plus ou moins voir, penser, ressentir, pressentir, rêver, imaginer.

Duchamp accorde de fait à l’ensemble des choses une profondeur symbolique  allouée jusque là aux œuvres d’art et aux mots. Les choses banales font désormais « penser » autant que les mots. Grâce aux readymades, elles vont occuper désormais autour de nous une place dont on ne mesure pas encore l’importance ni les conséquences : il crée un nouvel espace. Ne dit-on pas déjà que tous les objets qui nous entourent sont ou deviennent des « Duchamp », « readymades latents ». Un nouveau langage « matériel » en gestation, un nouveau code (« le Duchamp » ?) nous cerne dont nous ne connaissons ni les tenants ni les aboutissants, ni la grammaire, ni la syntaxe, à peine quelques items,  projections en  n dimensions, « vocables » dont déjà s’enchante la fable. En jouant avec les choses comme en jouant avec les mots, ou en se jouant d’elles (en s’enjouant d’elles), Duchamp renouvelle notre vision en libérant nos pupilles, crée un nouveau langage visuel donc une nouvelle lecture, donc une nouvelle perception du réel. Où est la fin de l’art ?

Alain Collet

 

28 novembre, 2023

De la Roue des Choses, Dharmachakra, cintamani…

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 14:34

 

De la Roue des Choses, Dharmachakra, cintamani…

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Cet objet étrange difficile à dater est une boule de 5, 5 cm de diamètre, probablement en ivoire. Divisée en quatre sections parallèles par des traits circulaires, les deux extrémités figurent vraisemblablement le Dharmachakra, la roue aux huit rayons, symbole représentant le Bouddha et son enseignement. Ces huit rayons tracés sont le Noble Chemin Octuple. Les deux sections entre les roues sont elles-mêmes divisées chacune en huit  » compartiments « , ce qui repésente seize « compartiments » en tout. Malgré nos recherches, nous ne connaissons pas, à ce jour, d’autres exemplaires de cet artefact. Le fait qu’il y ait deux roues nous a d’abord paru curieux. Pourquoi deux roues ?

 

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L’explication figure peut-être dans le texte suivant de Bernard Faure : « En renonçant au monde, Sakyamuni avait en fait conservé (ou plutôt réalisé) ses attributs de monarque universel (cakravartin)… A l’instar de l’imagerie occidentale des deux glaives, spirituel et temporel, l’idéologie bouddhique en vint à prôner l’harmonie des deux roues du Dharma, la loi bouddhique et la loi profane, le Bouddha (ou le clergé bouddhique) et le roi cakravartin. Cette théorie devait connaître son apogée en dehors de l’Inde, dans le Japon médiéval ».

Dans le prolongement de cette description, les seize « compartiments » pourraient alors faire référence aux seize arhats, saints personnages de la mythologie bouddhiste.  » Au moment d’entrer en parinirvana, le Bouddha, voyant que quantité d’arhats voulaient entrer en nirvana en même temps que lui, confia le Dharma à seize d’entre eux en leur demandant de demeurer dans le monde tant que le Dharma répandrait ses bienfaits parmi les êtres, afin de le protéger contre l’extinction… » (cf. Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme).

En continuant notre tentative d’explication où la numérologie tient une  place éminente, 8 + 8 (les deux  Chemins octuples) + 16 (les arhats) égalant 32 , nous nous apercevons que ce nombre pourrait correspondre aux 32 signes propices du Bouddha (cf. « Le sutra des signes excellents  » dans la tradition du Théravada).

***

Quoi qu’il en soit, cet objet est peut-être à mettre aussi en relation avec « le joyau magique », cintamani ou chintamani, pierre précieuse pouvant apparaître sous la forme d’une boule lumineuse tenue en main par des boddhisattvas. Le joyau est censé accomplir les souhaits dans la tradition hindoue et bouddhiste.

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Boddhisattva tenant le joyau entre ses mains.

(Statuette de 8, 5 cm, vraisemblablement en jaspe dit « paysage »).

Alain Collet

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Bernard Faure, Les Mille et une vies du Bouddha, Seuil, 2018.

Philippe Cornu, Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme, Nouvelle édition augmentée, Seuil, 2006.

Alain Collet, Un antique Bouddha « d’émeraude » portatif, page du 23 novembre 2019 du blog : aulivrebleu.unblog.fr

 

 

23 septembre, 2023

Philippe Jaccottet lecteur de Joseph Joubert

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 10:21

 

Philippe Jaccottet lecteur de Joseph Joubert

Mes rencontres avec le poète

 

J’entretiens une relation aussi étrange que particulière avec Philippe Jaccottet, tant sur les plans intellectuel et poétique que matériel, autrement dit, bibliophilique. Relation en partie fondée sur un hasard qui va, me semble-t-il, au-delà même du rendez-vous.

Première découverte : j’ai lu Jaccottet tardivement en découvrant en 2012 son livre, en édition originale, Airs : poèmes 1961 – 1964 (Gallimard, 1967). Ce recueil avait retenu mon attention car certains poèmes m’avaient intimement touché dans le contexte où je l’avais, à l’époque, lu. Ces poèmes sont toujours aussi importants pour moi aujourd’hui.

Seconde découverte : j’achète chez un bouquiniste au début de l’année 2023 le volume de ses Œuvres dans la Pléiade (Gallimard, 2014), sans me rendre compte immédiatement qu’il y a sur la page de garde un bel envoi manuscrit  de Philippe Jaccottet, avec, pour signature, simplement, le prénom « Philippe ». Cette rencontre, on peut l’imaginer, me touche encore profondément.

Troisième découverte : je mets au jour dans une recyclerie un volume des Pensées de Joseph Joubert, « Textes choisis et présentés par Raymond  Dumay », édition publiée par le Club français du livre (reliure toilée, 1954). Je fais immédiatement le rapprochement avec la mise en exergue par Jaccottet de « Notre vie est du vent tissé », citation extraite des Pensées de Joubert inscrite à l’entrée du recueil d’Airs. De nombreuses pensées sont pointées au crayon puis au stylo bleu, deux petites annotations au stylo encore, une vieille carte postale « Les Houches – Mt-Blanc (1008 m.) Lac du Plan de la Cry et Chaîne du Mont-Blanc [Edition Ravanel] », enfin et surtout, pour aller au-delà de la surprise si c’est possible, une petite photo en noir et blanc (6 x 9 cm) représentant dans la nature, à Grignan certainement, Philippe Jaccottet assis sur un mur avec son épouse Anne-Marie debout à ses côtés. Ce cliché date vraisemblablement de l’époque de leur mariage, peu avant ou peu après, soit 1953 ou 1954.

La mince écriture des deux annotations est bien de la main de Jaccottet. Ce livre a donc fait partie de la bibliothèque du poète. La date du livre publié en 1954 (achevé d’imprimer du 10 juin 1954), les citations pointées, les deux petites annotations, enfin la photo dans ce livre même, de la même époque, posent des questions sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Mais je ne peux m’empêcher de penser aujourd’hui quelle sera ma prochaine rencontre, si elle devait se manifester…

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 La tendresse est le repos de la passion

***

Il n’est pas possible de reproduire les 121 sentences pointées par le lecteur attentif que fut Jaccottet. Je ne reproduis ici que les 13 sentences « doublement » pointées par le poète (//) ou dont les mots sont expressément soulignés ou accompagnées d’une note (2 notes sur les 13 items). Ces sentences sont données dans l’ordre du classement donné par M. Dumay. Les mots en italiques sont les mots soulignés par Jaccottet.

 

« Joubert lui-même » :

1.  J’ai la tête aimante et le cœur têtu. Tout ce que j’admire m’est cher, et tout ce qui m’est cher ne peut me devenir indifférent. P. 6.

2.  Je ne veux ni d’un esprit sans lumière, ni d’un esprit sans bandeau. Il faut savoir bravement s’aveugler pour le bonheur de la vie. P. 6.

3.  J’aime encore mieux ceux qui rendent le vice aimable que ceux qui dégradent la vertu. P. 7.

4.  S’il est un homme tourmenté par la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase, et cette phrase dans un mot, c’est moi. P. 12.

5.  J’ai donné mes fleurs et mon fruit, je ne suis plus qu’un tronc (un bois) retentissant. Mais quiconque s’assoit à mon ombre et m’entend devient plus sage. P. 15.

 

« L’âme et les facultés de l’esprit » :

6.  L’âme est aux yeux ce que la vue est au toucher ; elle saisit ce qui échappe à tous les sens. Comme, dans l’art, ce qu’il y a de plus beau est hors des règles, de même, dans la connaissance, ce qu’il y a de plus haut et de plus vrai est hors de l’expérience. P. 20.

7.  Des âmes libres, bien plutôt que des hommes libres ! La liberté morale est la seule importante, la seule nécessaire ; et l’autre n’est bonne et utile qu’autant qu’elle favorise celle-là. P. 22.

8.  Notre esprit n’est pas notre âme. Il y tient comme nos yeux à notre face et comme nos regards à nos yeux. Notre esprit peut opérer sans nous et nous pouvons avoir beaucoup de pensées sans que notre âme y prenne part. P. 25.

9. Ce n’est pas une tête forte, mais une raison forte qu’il faut honorer dans les autres et désirer pour soi. Souvent ce qu’on appelle une tête forte n’est qu’une forte déraison. P. 32.

 

« Du cœur et des passions » :

10.  La tendresse est le repos de la passion. P. 57.

 

« De la vérité et des erreurs » :

11.  Savoir, c’est voir en soi. P. 105.

 

« La famille et la société » :

12.  La crainte trempe les âmes, comme le froid trempe le fer. Tout enfant qui n’aura pas éprouvé de grandes craintes n’aura pas de grandes vertus ; les puissances de son âme n’auront pas été remuées. Ce sont les grandes craintes de la honte qui rendent l’éducation publique préférable à la domestique, parce que la multitude des témoins rend le blâme terrible, et que la censure publique est la seule qui glace d’effroi les belles âmes. P. 150.

Note au stylo bleu, en marge, au bas du paragraphe : « Cf. L’opinion de Balzac ds Un début ds la vie » (sic). Au-dessous du mot « belle », souligné, est tracé un point d’interrogation.

 

« Les chemins de l’écriture » :

13. La musique a sept lettres, l’écriture a vingt-cinq notes. P. 210.

En marge, au stylo bleu : « faux ».

 

Il est difficile de dire le degré  et la nature de l’intérêt porté à ces sentences, acquiescement, désapprobation, reconnaissance d’une heureuse formulation… Les items non retenus ici (108) comme ceux qui ont été retenus pour cette présentation succincte, au nombre de 13, peuvent vraisemblablement se mettre en rapport avec certains aspects de la pensée du poète. Mais je laisserai ce soin aux personnes qui connaissent beaucoup mieux l’œuvre que moi. Parmi les items retenus le rapprochement le plus facile à faire entre une sentence et l’état d’esprit de Jaccottet est, me semble-t-il, le n° 5 où les mentions de « fleurs », « fruit » et « tronc » (arbre) sont bien proches de l’imaginaire du poète et de sa quête.

 

« Notre vie est du vent tissu »

Si je reviens à l’exergue d’Airs, je constate que cette sentence n’est pas pointée dans ce volume des Pensées de 1954 ayant appartenu au poète (« La vie et la mort », « tissu » et non pas « tissé », p. 354). Il est vraisemblable de penser, au vu de la date d’édition – 1954,  et des documents l’accompagnant, que Jaccottet possédait déjà ce livre bien avant la mise en forme définitive d’Airs en 1967. L’édition donnée en 10/18 par Georges Poulet, dont il a lui-même fait le compte rendu la même année 1966, lui a certainement rappelé l’intérêt de ce texte en le lui faisant parcourir à nouveau et en le lui faisant « redécouvrir » cette sentence finalement choisie pour la mise en exergue, sans pour autant lui donner « le besoin » de la revoir et de la pointer dans l’édition de 1954, en admettant qu’il l’ait à nouveau consultée, ce qui semble bien ne pas être le cas car il aurait lu « tissu » et non pas « tissé » comme dan l’édition Poulet de 1966. Dans la  notice biographique de cette édition, p. XVII-XVIII, Poulet a suivi « la seule édition complète », celle d’André Beaunier (Gallimard, 1938) puisque lui-même a préféré lui aussi classer les textes selon l’ordre chronologique. Et, hélas, l’édition Beaunier donne la leçon « tissé » (1814, p. 796)… contrairement au texte de l’édition originale des Pensées donnée par Chateaubriand (Paris, 1838), contrairement à celui de l’édition donnée par Paul Raynal (Paris, Didier et Cie, 1861) etc…

« Coquille » d’imprimeur ou « correction » totalement injustifiée ? Quoi qu’il en soit, sauf erreur ou omission de ma part, aucun chercheur, aucun commentateur de l’oeuvre du poète ne semble avoir relevé ce point. En tout cas, aucune note n’apparaît à ce sujet dans l’édition de la Pléiade. Est-ce trop chicaner de ma part en insistant sur ce point qui, selon moi, impacte nécessairement et « dénature » en partie la belle épigraphe de Jaccottet, une mise en exergue étant justement le moyen de souligner et de mettre en valeur ce qui va suivre .  

Je pense en effet que le poète aurait bien préféré « tissu » le terme effectivement « vieilli ou littéraire » (Cnrtl) au moderne « tissé ». La mise en exergue d’un terme du XVIIIe siècle employé encore par Lamartine et Victor Hugo, de par sa patine, établissait une sorte de lien émouvant, de continuité entre les époques et leur sensibilité, ce rapprochement entre l’esprit de la sentence et le titre d’Airs devenant un acte ponctuel de « poésie transitive entre hier et aujourd’hui » comme le dit si bien Mme José-Flore Tappy dans son Avant-propos à l’édition des Œuvres.

Le recours à l’édition fautive de Beaunier nous permet au moins d’apprendre que cette Pensée de l’année 1814 a été inspirée à Joubert par le texte de Job, VII, 6, 7 :  Dies mei velocius transierunt quam tela a texente succiditur… Memento quia ventus est vita mea… (6. Mes jours ont passé plus vite que la toile n’est coupée par le tisserand… 7. Rappelez-vous que ma vie est un souffle… La Sainte Bible, Le livre de Job, trad. de l’abbé H. Lesêtre, Paris, P. Lethielleux, s.d.). 

Par ailleurs, je dois signaler aussi que j’ai relevé p. 215 la sentence suivante simplement pointée (/) et donc non reproduite en raison du choix qu’il fallait opérer :

Remplir un mot ancien d’un sens nouveau, dont l’usage ou la vétusté l’avait vidé, pour ainsi dire, ce n’est pas innover, c’est rajeunir. On enrichit les langues en les fouillant. Il faut les traiter comme les champs pour les rendre fécondes, quand elles ne sont plus nouvelles, il faut les remuer à de grandes profondeurs. (C’est moi qui souligne. « Les chemins de l’écriture »).

La mention de la conservation d’un mot ancien rajeuni par l’écrivain lui a manifestement plu. Cette conception de « réemploi » n’est pas à mettre exactement en rapport avec la mise en exergue de la formule par le poète car c’est d’abord dans le sens de la continuité « vent tissu » / Airs qu’il l’a choisie. Mais elle montre bien son intérêt pour le sujet. De plus, la liaison entre les langues et les terrains à labourer ne pouvait qu’être bien reçue dans son imaginaire.

 Je regrette que le choix de cet exergue par le poète ait été « gâté » – bien malgré lui – par la mauvaise leçon d’un éditeur.   Lisons donc  : Notre vie est du vent tissu.

***

« Si je me suis égaré

conduisez-moi maintenant

heures pleines de poussières »

Airs, Voeux I, p. 79

 

 

14 juin, 2023

Rachel et le fauteuil de Molière

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 8:02

 

Rachel et le fauteuil de Molière :

sur l’exemplaire de « Phèdre, tragédie de Racine »

ayant appartenu à la tragédienne

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         La plaquette éditée à Paris par Barba en 1818 de format in-8° porte la belle reliure des livres de la bibliothèque de Rachel : un veau blond glacé orné de trois filets dorés sur les plats. Le majuscule gothique frappé à chaud orne le centre du plat supérieur. Le dos de la reliure a néanmoins été endommagé en tête et en queue avec la perte d’un peu de cuir. Sous le faux-titre est bien collé l’ex-libris gravé du R encerclé par une ceinture fermée portant la devise « Tout ou rien ». Il semble que ce soit à partir de 1848 que Rachel a commencé à utiliser un papier à lettres marqué de cette façon. Ce véritable chiffre « princier » a peut-être été reporté à la même époque sur les reliures soignées de ses livres. Au sommet de la page de titre figure une note écrite à la plume : « Conforme à la brochure de la Comédie Française », note suivie d’une signature.

Sylvie Chevalley, auteur de la biographie de l’actrice (Rachel, « J’ai porté mon nom aussi loin que j’ai pu », Calmann-Lévy, 1989 ), intitule le chapitre consacré à l’année 1843 : « Au sommet de la gloire : Phèdre ». C’est bien souligner l’importance que la reprise de cette pièce eut dans la carrière triomphale de la comédienne. On apprend d’après Alfred de Musset la valeur qu’elle accordait à ce rôle dès 1839 : « C’est le plus beau rôle de Racine ; je prétends le jouer. » Il paraissait difficile à une jeune fille de vingt et un ans de tenir un tel rôle sans « de longues études et une grande expérience de la scène ». Mais le pari fut tenu et Théophile Gautier nous dit que ce 21 janvier 1843 « le succès fut immense ». Il est aujourd’hui émouvant pour nous de pouvoir feuilleter le livret sur lequel elle a travaillé et qui l’a conduite au pinacle.

***

La vente de la bibliothèque de Rachel eut lieu peu de temps après son décès le 3 janvier 1858 comme en témoigne le titre du catalogue :

« Succession de Mlle Rachel. Catalogue des livres composant la bibliothèque littéraire et dramatique de Mlle Rachel : dont la vente aux enchères publiques aura lieu à Paris, Place Royale, les lundi 26 et mardi 27 avril 1858… Par le ministère de Me Hayaux de Tilly… [S. l., s. n.], 1858. (Catalogue visible sur le site « Open Library » d’Internet Archive). Néanmoins notre volume porte au verso d’une page de garde la mention suivante écrite au crayon : « Acheté à la vente Gross du 28 janvier 1861″. Il est vraisemblable que le volume, vendu en 1858, soit repassé en vente en 1861.

Quoi qu’il en soit, les notices du catalogue sont rédigées d’une façon très succincte et ne comportent pas de  mentions relatives à la reliure. Sur les 25 « Pièces de théâtre ayant servi à Mlle Rachel pour l’étude de ses rôles » (p. 18 et 19), 5 seulement sont censées comporter des notes autographes à l’encre ou au crayon.

La pièce de Phédre en notre possession est bien citée mais sans aucune mention de notes. Elles n’étaient peut-être pas assez nombreuses ou « dignes d’intérêt » pour le rédacteur des notices. Il est néanmoins surprenant qu’il n’ait pas remarqué les vers barrés à la plume à la fin de la pièce. Il est vrai que les sept interventions manuscrites au crayon ne sont en réalité que quelques mots écrits au sommet des pages par exemple p. 13 : « 1 femme et Panope » (Acte I, sc. 1), ou p. 56 « 1 garde sort » ( Acte V, sc. 4). Curieusement, les vers pointés au crayon noir, de même les mots soulignés au crayon rouge ne sont jamais des vers ou des mots appartenant au texte du rôle de Phèdre.

***

Après avoir barré complètement de quatre traits à l’encre la scène 7 de l’acte IV  (« Oenone, seule », deux vers), vers aujourd’hui intégrés à la fin de la scène 6, elle intervient – toujours à l’encre – sur la « Scène IX et dernière » de l’acte V aux pages 60, 61 et 62 que nous présentons maintenant :

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Elle supprime ainsi les vers 1601 à 1616 (Thésée  : « Son trépas à mes pleurs offre assez de matières… Ne me saurait payer de ce qu’ils m’ont ôté ») et inscrit à l’encre le mot « Fin » au bas de la page 61. Elle supprime ensuite les vers 1647 à 1654 (Thésée : « Allons, de mon erreur, hélas ! trop éclaircis… Son amante aujourd’hui me tienne lieu de fille ») page 62.

***

Le fauteuil de Molière

Mais au-delà de ces annotations et des vers supprimés par Rachel, une surprise nous attendait à la page 13 (Acte I, sc. 3). Nous comprenons que ce petit dessin de fauteuil aux traits à peine esquissés ait pu échapper au travail rapide du rédacteur du catalogue. Le petit dessin de ce fauteuil, car il s’agit bien d’un fauteuil, a été tracé en face du titre de la Scène III :

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L’édition Barba de 1818, comme l’édition du texte en Folio/Gallimard à laquelle nous nous référons (édition de Raymond Picard), porte bien la mention entre parenthèses « Elle s’assied » à la fin des premiers vers du texte de Phèdre. Le lien est donc clair. Nous avons souligné ces traits sur une photocopie de la photo afin que l’ensemble soit bien visible :

rachel fauteuil

Quelles « raisons » ont pu pousser l’actrice à esquisser un tel dessin ? Quel « intérêt concret » pouvait-il avoir dans l’étude du rôle, sauf relativement à la manière même de s’asseoir à ce moment ? Il est ainsi très émouvant de voir aujourd’hui Rachel avoir fait une petite « pause » dans l’étude se sa pièce… en rêvant un instant au célèbre fauteuil devenu une icône de la Comédie Française.

Le fauteuil de Molière fut « en service » jusqu’en 1879, date à laquelle il fut décidé de le protéger après une vie bien mouvementée et de le remplacer par une copie (S. Chevalley in : Revue de la Comédie Française, n° 1, sept. 1971). Il est pourtant peu vraisemblable que Rachel se soit assise sur ce fauteuil de légende à cette occasion. D’autant plus que dans la relation que Gautier donne de la première représentation nous apprenons qu’il lui a semblé voir dans le jeu et la présence sur scène de la tragédienne « non pas mademoiselle Rachel, mais bien Phèdre elle-même »… tout en déplorant le mauvais goût du décor et particulièrement « ces affreux fauteuils de comptoir qui ont des serviettes dans le dos« … Nous voilà donc bien renseignés ! Mais il est impossible de ne pas faire un lien entre le petit dessin de ce fauteuil et le fauteuil de Molière car cette esquisse lui ressemble tout à fait. Comment pourrait-il en être autrement ?

***

Les traces « techniques » laissées par Rachel sur son exemplaire personnel nous informent sur sa lecture et le travail qu’elle a accompli dans l’apprentissage de son rôle. Mais ce petit dessin nous touche certainement plus profondément encore car il nous permet de nous immiscer dans l’imaginaire intime de celle qui voulait « Tout ou rien », c’est à dire avoir la possibilité de s’asseoir dans le fauteuil du maître, réellement ou de façon symbolique en accédant à la célébrité.

Alain Collet

10 janvier, 2023

L’Amour, la Peinture ou La Lettre à Alyse

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 0:06

 

L’AMOUR, LA PEINTURE

OU

LA LETTRE À  ALYSE

 

                                                                                                                                                                                             7 juillet …∞…

Alyse, votre lettre de fraicheur, toute enroulée d’eau, d’ombres, de lumières et de profondeurs marines – où je mêle, pour mon plaisir, vos cheveux aux algues – est arrivée hier matin.

Serez-vous donc, blonde aux sables, celle que j’attends depuis si longtemps, mi fraiche, mi chaude ? Cela est-il possible de détacher du temps quelques instants de beauté ? Je n’ose trop y croire ni au chant du vent qui pourtant caresse parfois mon oreille.

Mais pourrai-je vous dessiner ? Si non vous regarder et vous écouter. Pourtant, je sais ce que je veux faire, sur le papier blanc et glacé, seules quelques ombres très modelées qui devraient être la justesse même par la précision et les valeurs, le reste glissant dans la lumière : les ombres n’étant qu’un piège à capter l’espace, à l’ordonner, à le ponctuer, à le faire circuler. C’est ainsi que vous deviendriez paysage, terre, ciel et mer ! Pour toute glisser dans le pur espace, il faut que vous soyez très blonde, sinon dépourvue de toute fourrure. Vous êtes-vous déjà faite épiler … ? Il me semble que vous ne pouvez ignorer ces beautés très secrètes. J’ai beaucoup regardé ces temps derniers les femmes de l’Ecole de Fontainebleau, blondes et parfaitement nues dont rien ne vient arrêter la beauté de la ligne, si ce n’est quelque perle.

Mais, il faudrait faire de très nombreux dessins  et nous n’en aurons hélas guère le temps ; comme le chinois, je vous regarderai pour vous recréer après, ou je ne prendrai que quelques notes, j’allais écrire de musique.

Oui, je reste ici tout l’été, …  et … sont parties dimanche. Je prendrai peut-être 15 jours de repos en septembre et 15 jours à … fin octobre début novembre. Arriverez-vous à venir un peu ?

Je ne pense pas que vous aillez intérêt à faire … cela fait trois ans d’études qui ne vous amèneront pas beaucoup d’avantages ici. Mais si vous venez vous installer à …, ce ne sera pas difficile de vous trouver quelque chose.

Je vous imagine mal, O très blonde, dans cet antre pestilentiel …  ainsi qu’au milieu du crépitement cruel des machines à écrire, mais, par contre, je devine fort bien la main de fer dans le gant de velours, ne doutant pas de votre pouvoir d’autorité.

Ecrivez-moi, Alyse, j’aime vos lettres et je pourrai vous répondre. Je dispose maintenant que … est fermé, de quelques loisirs et je peux enfin lire dans cette merveilleuse bibliothèque où je n’avais jamais eu le temps de mettre les pieds.

J’embrasse vos mains et votre front près du sourcil

                                                                                             […]

 ***

merAlyse

« C’est ainsi que vous deviendriez paysage, terre, ciel et mer ! »

***

Apostille n° 1

Comme une fleur qui s’ouvre, Si belle,

Comme le temps qui s’avance mais n’efface rien,

Comme quelques notes, j’allais écrire de musique,

Comme une Lettre à Alyse au capricieux destin,

Ainsi

Libre et multiple.

 (A. C.)

Apostille n° 2

« La peinture ni l’amour n’existeraient sans la mort, qui nous incite à fixer et à aimer d’amour (deux activités peu naturelles) ce que jamais on ne verra deux fois. L’art et la passion, ces deux formes d’intérêt suraigu, sont par essence morbides. Une race d’immortels n’auraient ni musées, ni passion d’amour. Elle vivrait dans l’instant, sans jamais cristalliser ». (Le verbe aimer et autres essais. Rêver d’un musée, Claude Roy).

 

merAlyse

Apostille n° 3

 » La métaphore est à la pensée ce que la perspective est à la peinture. Elle élargit la vision en rapprochant les lointains, et nous rappelle que les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent ». Crescendo, Catherine David.

16 décembre, 2022

La Primaudaye, Henri de Navarre, Shakespeare et compagnie

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 15:58

 

     La Primaudaye, Henri de Navarre, Shakespeare et compagnie

Une curieuse, rare et tardive édition de l’Académie française

de Pierre de La Primaudaye  en 1626

 

Soit l’édition suivante, découverte récemment :

« L’Institution de l’homme, de sa vie et meurs, pour heureusement vivre en tous estats, P. L. S. D. L. B. – A Paris : chez Guillaume Loyson, 1626. – 8° », les initiales développées signifiant « par le Seigneur de La Barrée » soit, en clair, Pierre de La Primaudaye. La mention « Avec Privilege du Roy » figure sur la page de titre sous la date.

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    Un seul exemplaire est à ce jour répertorié dans une bibliothèque, celui de la Folger Shakespeare Library à Washington D. C., aux Etats Unis (R. Arbour, 12255).  D’après le Répertoire de Roméo Arbour[1], qui recense les éditions des textes littéraires de l’ère baroque en France, de 1585 à 1643, cette édition de 1626 semble bien être la dernière, à ce jour, identifiée avant 1643. L’exemplaire ici étudié est donc – sauf erreur ou omission de notre part – le second exemplaire connu.

     Par ailleurs, le dos de la reliure en vélin rigide présente, en tête, entre les nerfs, non seulement le titre manuscrit mais aussi la mention manuscrite « HOMELIE » suivis de mouchetures à l’encre noire  disposées en quatre rangées de haut en bas. Le plat supérieur comporte les initiales « B. P. », en capitales. La page de titre de cette édition comme le curieux décor de cette reliure posent quelques questions auxquelles nous allons essayer de répondre.

En effet, comment est-il possible que, cinquante ans après la première édition du premier tome de l’Académie française donnée en 1577 à Paris par Claude Chaudière, ouvrage ayant connu une grande notoriété pendant plusieurs décennies, celui-ci soit réimprimé (une dernière fois ?) de façon quasi anonyme avec un titre tronqué  correspondant en fait au sous-titre de l’édition originale et de celles qui vont suivre ?

     Mais avant d’entrer plus en détail sur ce point, il est nécessaire de revenir à l’éditeur, Guillaume Loyson (1617 ? – 1651). La page de titre possède un belle marque d’imprimeur gravée sur cuivre qu’il faut décrire : « Sa marque estoit un emblème de l’Amour, représenté par un bucher allumé par deux Amours, sur lequel est le globe du monde, & sur ce globe, une salamandre dans les flâmes, avec ces paroles : Nous brûlons le monde, en brûlant je vis, c’est pour le conserver »[2].

     En relevant le peu d’informations que l’on peut trouver sur cet éditeur, nous nous apercevons que l’édition de l’Académie française est une entreprise pour ainsi dire familiale remontant au tout début du XVIIe siècle. Guillaume Loyson, reçu maître en 1618 était, depuis 1614, le gendre de l’éditeur Claude de Monstr’œil (1551 ? – 1604).

     Nous pouvons ainsi partir de l’édition de l’Académie de Claude de Monstr’œil en 1602, avec, au colophon, la mention suivante : « A Paris, de l’imprimerie de Denys Langlois, 1602 » (BnF : n° FRBNF39056572), mention qui figure aussi – sans la date – dans l’édition de 1626 [3].

     L’édition reparaît ensuite « chez la vesve Claude de Monstr’œil » en 1610, avec le même colophon, montrant par là que la page de titre avait été rafraîchie pour une nouvelle mise en vente des exemplaires restés en stock (Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne).

     Vient ensuite l’édition du gendre Guillaume Loyson, de 1626, dont le nombre de pages du texte, 693, est identique à celui des éditions précédentes, avec aussi la mention de l’imprimeur Denys Langlois, mais ici sans la date. (Folger Shakespeare Library, BJ 1520. L3. 1626. Cage. Aucun privilège du roi n’est signalé dans la notice de cet exemplaire, mais peut-être s’agit-il d’un oubli).

     La bibliothèque Folger conserve en effet aussi une autre édition « furtive » du même auteur, à la même date, celle du Troisième tome de L’Académie française, présenté de la même façon, sans les mentions explicites de l’auteur et de son oeuvre, mais avec celle d’un privilège (« Avec privilège du roy ») :

« Les diversitez naturelles de l’univers, de la création et origine de toutes choses : divisez en douze journee[s], P. L. S. D. L. B., 1626. – A Paris : chez Claude Loyson, 1626. – 8° ». (R. Arbour, 12170) ; (Folger (252-669 q) , (BN S. 26245 et R. 33871).

***

     Guillaume Loyson a vraisemblablement bénéficié d’une « continuation de privilège », exclusivité – moyennant paiement – qui pouvait atteindre plusieurs décennies au XVIIe siècle. Si l’entreprise est en règle, semble-t-il, du côté de la législation en cours (les éditions ne sont pas des contrefaçons), le fait que par deux fois le nom de l’auteur n’apparaisse plus en clair est néanmoins curieux.

     Pierre de La Primaudaye (1546 – 1619), seigneur du fief de La Barrée, lieu-dit de Touraine, est issu d’une famille d’Angevins protestants. Il fut successivement gentilhomme de la chambre d’un prince, François, duc d’Alençon, frère du roi, puis de deux rois, Henri III et Henri IV. Il ne semble pas avoir souffert directement de ses convictions religieuses durant la difficile période des guerres de religion que traversa la France dans la seconde moitié du XVIe siècle. Il fut même député des protestants en 1610 en qualité d’ancien de l’église de Tours en 1610.

     L’Académie française est éditée en 1577, la Suite de l’Académie en 1580, la Troisième partie en 1581. Toutes les éditions sont dédiées à Henri III. Les deux premiers volumes de l’œuvre paraissent pendant les années de la 6e et de la 7e guerre de religion, respectivement mai – septembre 1577 puis 1579 – 1580.

     Malgré les désordres politiques et les conflits religieux, malgré la guerre, le roi catholique fait alors preuve d’intelligence et de tolérance en acceptant la dédicace de Pierre de La Primaudaye, en accordant la protection et une gratification de 3000 livres à l’érudit tenant lui aussi de la Réforme l’imprimeur Henri II Estienne pour la publication de la Précellence du langage français (1579), l’invitant même  à demeurer à la cour. Mais le développement des antagonismes réciproques et particulièrement la responsabilité d’Henri III dans l’assassinat du  duc de Guise le 23 décembre 1588 conduiront à son propre assassinat le 1e août 1589. Henri IV devenu roi de France promulgue l’édit de Nantes en avril 1598. Le traité ouvre ainsi une période de paix (relative) après 36 ans de guerres de religion.

     Malgré les compromis, l’édit de Nantes est plus un cessez-le-feu qu’un véritable « traité de paix civile ». Louis XIII accède au pouvoir en 1610 après l’assassinat d’Henri IV. La distinction qui de fait va devoir s’opérer entre le politique – le principe d’une organisation de la vie en société, ici la loi du roi – et le domaine du religieux – censé relever de la sphère privée – ne peut se mettre en place que très progressivement.

     Les tensions demeurent. Les parlements régionaux tardent à enregistrer l’édit, comme celui de Rouen qui ne procèdera à cet enregistrement qu’en 1609. Le parti protestant reste puissant et trouvera son principal chef en la personne du duc Henri de Rohan (1579 – 1638). L’affaire du Béarn (1617 – 1620), où toutes les dispositions de l’édit de Nantes n’étaient pas respectées par les réformés, puis les trois guerres successives menées par Louis XIII dans le sud-ouest et le sud de la France contre la rébellion huguenote, guerres aussi appelées « de Monsieur de Rohan », respectivement de 1621 à 1622, de 1624 à 1625, puis de 1627 à 1629, montrent à quel point la situation était précaire pour le roi désireux d’asseoir son entière souveraineté sur tout le pays. Avec la capitulation de La Rochelle en octobre 1628 puis celle d’Alès en juin 1629, la paix d’Alès enfin met un terme à ces nouvelles guerres civiles.

     Le cardinal de Richelieu accède au pouvoir en 1624. Sa mise en garde du danger que constitue pour l’autorité du roi le parti des réformés avec leurs assemblées politiques et leurs places fortes conforte la détermination du souverain.

     Il est ainsi plausible de supposer que, déjà à l’issue de la première guerre de 1621 à 1622, puis dans un environnement encore lourd de menaces et de conflits qui conduira à la seconde guerre, de 1624 à 1625, l’éditeur Guillaume Loyson ait préféré ne pas mettre directement en valeur le nom de Pierre de La Primaudaye malgré la reconnaissance dont il avait pu bénéficier plusieurs décennies auparavant.

     Subreptice remise en vente d’un ancien texte en faisant paraître cette édition comme une « nouveauté » auprès d’un public nouveau moins averti car on ne peut écarter l’objectif purement commercial, ou prudente autocensure dans le contexte très particulier que nous avons décrit ? Il nous semble que ces deux démarches ont pu fonctionner ensemble d’autant plus qu’elles ne peuvent que se conforter habilement en faisant d’une pierre deux coups.

***

     Le décor de la modeste reliure en parchemin rigide attire aussi notre attention. Au premier abord on croirait voir un semis de larmes, mais disposé « à l’envers », ce qui ne peut être. Il s’agit en fait de mouchetures d’hermine à l’encre noire (de sable) ordonnées 4, 3, 2, 1, le meuble héraldique de l’hermine présentant en effet de nombreuses variations selon le temps, le lieu et l’auteur sans qu’il y ait pour autant une signification autre qu’esthétique. Ce décor renvoie au blason de la Bretagne, « D’hermine plain ». Il est ainsi fort probable que le possesseur du livre vivait soit en Bretagne, soit en était originaire.

***

     Il n’est pas indifférent de relever ici, pour conclure, que le seul exemplaire de cette rare édition de l’Académie française conservé dans une bibliothèque certes privée mais accessible au public appartienne à la Folger Shakespeare Library. Cette bibliothèque conserve deux autres exemplaires du premier volume de l’Académie (1577 ?, 1608) ainsi que quatre exemplaires de la Suite.

     L’Académie française, réunion littéraire de quatre gentilshommes angevins désireux de converser sur de graves sujets politiques, philosophiques et religieux a peut-être été, parmi d’autres, le point de départ de la comédie de Shakespeare Peines d’amour perdues (vers 1594).

     La scène se passant en Navarre, il est possible aussi que la comédie fasse allusion au déplacement de Catherine de Médicis et de Marguerite de Valois sa fille auprès d’Henri de Navarre en 1578 –  déplacement postérieur d’un an à l’édition de ce premier volume de l’Académie (1577).

     Mais ces rapprochements, même fondés, nous entrainent bien loin des sujets d’importance traités par l’auteur adepte de la religion réformée. Il appartenait à Shakespeare de s’en emparer et de convertir joyeusement une réunion aux objectifs sérieux en farce débridée.

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 A. C.

 


[1] Romeo Arbour, L’ère baroque en France : répertoire chronologique des éditions de textes littéraires, Deuxième partie, 1616-1628, Genève, Droz, 1979.

[2] Jean de La Caille, Histoire de l’imprimerie et de la librairie, où l’on voit son origine & son progrès, jusqu’en 1689, A Paris, chez Jean de La Caille, 1689.

[3] Notre exemplaire ne possède pas ce colophon car il lui manque les 15 dernières pages sur les dernières 41 pages complètes de la collation qui comprennent cet achevé d’imprimer et l’index. Manquent aussi les pages 281 à 294 qui ont été arrachées. La collation, [6], 693, [26 (au lieu de 41)] p., est néanmoins identique pour le reste à celle de la bibliothèque Folger, y compris les erreurs dans les signatures.

7 novembre, 2022

Un bibliophile lyonnais du XVIIIe siècle : Jean-Philibert Peysson de Bacot

Classé dans : Non classé — aulivrebleu @ 18:27

 

 Un bibliophile lyonnais du XVIIIe siècle :

Jean-Philibert Peysson de Bacot

 

La découverte récente d’un volume in-folio des Œuvres du juriste René Choppin (1537 – 1606) portant sur son contreplat supérieur l’ex-libris armorié de son ancien possesseur nous amène aujourd’hui à évoquer Jean-Philibert Peysson de Bacot (1… – 1770).

Il fut officier à la Cour des monnaies de Lyon en 1734 et procureur de cette même cour en 1752. Il se constitua une bibliothèque qui comptait 1750 titres lorsqu’elle fut vendue en 1779. Son ex-libris gravé sur cuivre est le suivant : « D’or au chevron de gueules sommé d’une croisette du même, au chef d’azur chargé d’un poisson d’argent », portant l’inscription : « Procur. General en la Cour des Monnoyes de lion ».

Au XVIIIe siècle, « on a estimé qu’une bibliothèque privée était d’importance moyenne, dès lors qu’elle répond à ce double critère : faire l’objet d’un catalogue ; ne pas dépasser 1000 titres » (Michel Marion, in : Histoire des bibliothèques françaises T. 2. Les bibliothèques sous l’ancien régime, 1530 – 1789 (Cercle de la Librairie, 2008).

Ce Catalogue aux 1750 numéros (A Lyon, chez Jacquenot, 1779), qui dépasse largement les mille items, est bien un indice de l’importance de cette collection à l’échelle de son possesseur puisqu’elle se situe déjà dans « la fourchette haute ». Cette bibliothèque ne peut évidemment pas rivaliser avec celle du marquis de Paumy puis d’Argenson (1722 – 1787) qui rassembla une collection de 100 000 volumes, ensemble jamais réuni par un particulier à la même époque. (Cette bibliothèque constitue aujourd’hui le fonds principal de la bibliothèque de l’Arsenal à Paris).

Cette collection lyonnaise n’en est pas moins riche de manuscrits et  d’imprimés importants ou rares qui sont « à la hauteur » des plus belles bibliothèques, princières ou non. Nous allons en donner un simple aperçu en nous reportant aux numéros du catalogue numérisé que l’on peut consulter sur internet. Nous ne citerons ici que les manuscrits, les incunables expressément datés et des éditions de la première moitié du XVIe siècle, essentiellement. Les personnes désireuses d’en savoir plus peuvent consulter le catalogue en ligne (BM de Lyon/Google books).

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Nous trouvons sous le n° 294 « Les Œuvres de René Choppin, trad. du latin, Paris, Guignard, 1662, 5 vol. in-fol. ». Le volume découvert, en reliure d’époque en basane, a pour titre : « Commentaire sur les coustumes de la prévosté et vicomté de Paris… Composés en latin par M. René Choppin… Tome III, A Paris, chez Jean Guignard, 1662, 2° », ce volume étant le troisième tome de l’édition complète du n° 294. Il faut donc constater que ce volume est bien un volume aujourd’hui malheureusement dépareillé.

MANUSCRITS :

En ce qui concerne les manuscrits, on relève six manuscrits liturgiques latins : un missel romain (n°73) et cinq livres d’heures enluminés (n° 79, 80, 81, 82 et 86) auxquels s’ajoutent deux manuscrits d’œuvres  profanes : un manuscrit des Comediae de Térence (n° 723, « manuscriptus papireus, 2° ») et un manuscrit n° 920 intitulé « Alexandri Magni fabulae, manuscriptus membranaceus, 4° ».

Les manuscrits français sont au nombre de quatre :

N° 799 : Codicille de Jean de Meung, manuscrit sur vélin, avec des lettres en or, 4°.

n° 800 : Le songe de la Pucelle, en vers françois… manuscrit sur papier, 2°.

Poème moral du XVe siècle conservé aujourd’hui à la BnF (n° 12789).

n° 943 : Le Champion des dames, ou critiques du Roman de la Rose, composé en vers, par Martin [Le] Franc…, 2°.

n° 1166 : Légende dorée… de Jacques de Voragine. Manuscrit sur vélin, 2°.

Citons enfin pour mémoire le manuscrit italien

n° 876 : Poesie satiriche del Dotti, manoscritto, 4°. [Bartolomeo Dotti, 1651 - 1713].

 

IMPRIMES :

Le catalogue cite douze incunables datés :

Les n° 1 (Biblia sacra, 1478, aujourd’hui conservée à la BM de Lyon, Pellechet, inc. 118), 185 (Maillard, 1500), 587 (Pline, 1473), 652 (Tortelius, 1477), 724 (Térence, 1499), 732 (Virgile, 1480), 763 (Catulle, Tibulle…, 1481), 770 (Martial, 1482), 873 (Federico Frezzi, 1481), 942 (Francesco Colonna, 1499), 963 (Baudoin comte de Flandres, 1478), 965 (Aulu-Gelle, 1469).

Nous signalons enfin plus particulièrement ces éditions du XVIe siècle :

N° 78 Horae (impr. sur vélin,1522), 94 Horae (impr. sur vélin, 1522), 186 (Quadragesimale opus declamatum, Olivier Maillard, 1508), 187 (Sermones Dominicales, O. Maillard, 1516), 188 (Sommarium quoddam sermonum de sanctis, O. Maillard, 1516), 189 (Novum diversorum sermonum O. Maillard, 1508 ou 1509), 190 (Sermones quadragesimales, Michel Menot, 1526), 191 (Fructuossimi sermones, Gabriel Bareleter, 1507, 193 (Gemma praedicantium, Nicolas Denuze, 1522),

482 (La nef des princes & des batailles de noblesse, Symphorien Champier, 1502), 578 (La Nef de la santé, Nicolas de La Chenaye, 1507), 676 (Institutiones oratoriae, Quintilien, 1521), 758 (De rerum natura, Lucrèce, 1514), 778 (Les Triomphes de la France, Charles Curre, trad. de Jean d’Ivry, 1508), 796 (Le Roman de la Rose… translaté de rime en prose par Jean Molinet, 1503), 797 (Le Roman de la Rose, 1538), 863 (Sonetti & cansone, & triumphi…, Pétrarque, 1512), 933 (Le Grand roi de Gargantua, 1532), 944 (Le Labyrinthe de Fortune, Jean Bouchet, 1522), 960 (Histoire de Palmerin, Jean Maugin, 1513), 961 (Histoire du chevalier Tristan, 1514), 1270 (Historia di Milano, Bernardino Corio, 1503), 1299 (Les Passages d’Outremer par les François, Sébastien Mamerot, 1518).

Si le destin des ouvrages les plus précieux peut éventuellement être connu – comme celui de la Biblia sacra (n° 1, 1478), comme celui aussi du manuscrit français Le songe de la Pucelle (n° 800), pour ne citer qu’eux – il est vraisemblable que le destin de la plupart des autres n’est plus aujourd’hui directement repérable s’ils ne sont pas dans un fonds public ou mis à nouveau en vente chez un libraire contemporain. Bon nombre d’ouvrages moins rares ou moins recherchés des XVIIe et XVIIIe siècles ont certainement connu le destin des Œuvres de René Choppin aujourd’hui dépareillées et livrées à la brocante. Une fois de plus, les livres, comme les hommes, ont leur destin, souvent malheureux.

La possession d’une douzaine de manuscrits médiévaux, dont six en latin, enluminés, signale de fait les moyens importants du collectionneur et son goût, au-delà du contenu liturgique et pieux, pour l’art de l’illustration et peut-être la recherche et la comparaison des différents styles ou peintres éventuellement identifiés.

Jean de Meung (1240 – 1305), Martin Le Franc (v. 1410 – 1461) et la traduction française de la Légende dorée de Jacques de Voragine (1228 – 1298) montrent tout son intérêt pour les grands textes de la littérature médiévale en français. Il est intéressant de noter que s’il ne possède pas un manuscrit du Roman de la Rose de Guillaume de Loris et Jean de Meung, il possède néanmoins deux éditions anciennes de  ce texte  (n° 796, 1503 et n° 797, 1538). Ces deux éditions sont à mettre en rapport avec le manuscrit du Champion des dames de Martin Le Franc (n° 953) car cette oeuvre est une « critique » du Roman de la Rose, un plaidoyer en faveur de l’honneur des femmes malmené dans la seconde partie du célèbre Roman.

Parmi les incunables les plus rares et les plus connus, il faut citer Aulu-Gelle (entre 123 et 130 – v. 180) auteur des Noctes atticae dont Peysson de Bacot possédait l’editio princeps (n° 965, 1469), et Francesco Colonna (1433 – 1527) auteur du célèbre roman illustré Hypnerotomachia Poliphili (n° 942, 1499), autrement dit Le Songe de Poliphile, fameux voyage onirique vers l’île de Cythère.

Sur les 23 ouvrages de la première moitié du XVIe siècle que nous avons retenus, les 9 premiers ont un caractère religieux (2 livres d’heures : n° 78 et 94 ; 7 divers sermons : n° 186 – 191 et 193). Le moine franciscain et prédicateur Olivier Maillard (1430 – 1502) est le plus représenté (4 éditions). En ce qui concerne les éditions de ces sermons, il est difficile de savoir si ces œuvres ont été acquises pour leur contenu proprement dit ou pour le caractère de leur ancienneté (reliure, typographie…).

Sur les 14 textes restant, 10 sont des romans français (historiques, de chevalerie…), œuvres rares imprimées au début du XVIe siècle (n° 482, 578, 778, 796, 797, 933, 944, 960, 961 et 1299). Parmi eux, outre les deux éditions du Roman de la Rose déjà citées, il faut souligner la présence du rarissime livret de colportage intitulé Le Grand roi de Gargantua, les grandes chroniques du grand et énorme géant Gargantua [.] Pantagruel, les horribles et épouvantables faits  de Pantagruel, fils de Gargantua, Lyon, Nourry, 1532, 8° (n° 933), le fameux texte anonyme dont Rabelais s’est inspiré pour créer son œuvre.

 ***

Dans la succincte évocation de cette bibliothèque, nous nous sommes principalement intéressé aux ouvrages les plus anciens et à la littérature française. En pourcentage, les sections du catalogue se répartissant de la façon suivante : Théologie (13, 5 %), Jurisprudence (12, 8 %), Sciences et Arts (10, 8  %), Belles Lettres (22, 2 %), Histoire (40, 5 %), nous nous apercevons que c’est la section de l’Histoire qui emporte de fait les suffrages du collectionneur. Cette section précisément, comme l’ensemble de cette bibliothèque, mériterait une étude approfondie.

En ce qui concerne les objets de notre recherche, nous constatons que Jean-Philibert Peysson de Bacot a véritablement eu le goût, le désir et les moyens de se procurer des manuscrits enluminés et de rares et beaux témoins du premier siècle de l’imprimerie, alliant son goût de la bibliophilie à son vif et principal intérêt pour le « roman national » et peut-être aussi l’histoire de la langue. Ce choix du collectionneur explique peut-être l’absence presque totale des éditions des poètes français du XVIe siècle, hormis la présence des Tragédies de Robert Garnier (n°833, 1597) quand on relève dans le domaine italien les noms de l’Arioste, du Tasse, de l’Arétin, de Dolce, de della Porta  et pas moins de quatre éditions de Pétrarque en italien de 1512 à 1582 (n° 863 à 866).

Le fait est encore plus flagrant si l’on fait une comparaison avec le Supplément du catalogue qui recense les 522 éditions d’un plus modeste collectionneur dispersées au même moment, celle de « feu Monsieur Jouvencel, ancien conseiller en la cour des monnoies », où on relève les noms de Joachim du Bellay, Octavien de Saint-Gelais, Estienne Jodelle, Clément Marot, Mellin de Saint-Gelais, Ponthus de Thiard, Rémy Belleau.

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Habent sua fata libelli

 A. Collet

 

 

 

   

26 septembre, 2022

« Rose », contre-emploi, par Andrée Séguin

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Rose, contre-emploi, par Andrée Séguin

Nous présentons ici un poème extrait du recueil Dans ma tour d’Andrée Séguin publié à Paris par Messein en 1937. Nous n’avons trouvé à ce jour aucune information sur cette écrivaine dont c’est peut-être la seule oeuvre. A l’époque du surréalisme, l’année même où Man Ray et Paul Eluard éditent chez Jeanne Bucher Les Mains libres, le recueil présente des poèmes rimés d’une facture très conventionnelle même s’ils font preuve d’une grande sensibilité de la part de l’auteur.

Un sonnet se détache cependant : Rose (p.123). Du poète gallo-romain Ausone (v. 309 – v. 395, Les Roses de Paestum) à Paul Celan (1920 – 1970, La Rose de personne), de Guillaume de Lorris et Jean de Meung (XIIIe siècle, Le Roman de la Rose) à Ronsard (1524 – 1585, Mignonne allons voir si la rose), pour ne citer qu’eux, le mot de « rose » a connu une immense fortune à la fois métaphorique et poétique.

L’évocation de la rose est depuis longtemps celle de la beauté naturelle fragile qu’il faut protéger et apprécier avant qu’elle ne disparaisse inéluctablement. La rose revêt très vite et quasiment en même temps l’image de la jeune femme aimée. Dans ce contexte pour ainsi dire obligé de la tradition, l’image est d’abord l’appréhension de la beauté teintée de nostalgie, repoussant le plus loin possible l’idée et la réalité de la mort sur laquelle néanmoins elle se fonde. La métaphore est un écran de mots destiné à voiler les crimes de la mort.

Le sonnet d’Andrée Séguin détourne l’image habituelle en faisant de la rose une victime impuissante, lucide, sans illusion sur son destin, loin de tout appareil factice de mots pour cacher la réalité ultime. La rose perd là sa profondeur symbolique et poétique qui lui permet de repousser loin de nos yeux, dans le puits de nos escamotages, la face grimaçante de la mort. Elle (re)devient un item vivant, comme tous les autres, destiné à sombrer.

Nous pouvons observer aussi une autre inversion des valeurs en la présence de la cruauté teintée d’inconscience de la protagoniste qui étonne dans ce recueil intitulé Dans Ma Tour dont on peut facilement faire l’anagramme en Tant D’aMour. Non seulement la rose se désole de son destin naturel, mais elle doit supporter la cruauté de l’effeuillage gratuit de son être. Elle devient un souffre-douleur.

ROSE

 

Pourquoi l’effeuillas-tu cette rose d’automne,

Et pourquoi roules-tu maintenant dans tes doigts,

D’un geste indifférent dont mon âme s’étonne,

Ces pétales nacrés qui t’aimaient, je le crois.

 

Peux-tu voir sans regret toi, si tendre et si bonne,

Cette tige encor verte et ce cœur pris de froid

Qui dans sa nudité montre un or qui frissonne,

Comme un espoir tremblant qu’anéantit l’effroi.

 

Tu ne sais même pas ce que tu viens de faire,

Ton sourire est ailleurs et la rose a péri,

La rose dévêtue adorant son mystère.

 

La rose qui ne peut que souffrir et se taire,

Sachant que pour mourir surtout elle a fleuri

La chambre intime après le jardin solitaire.

L’emploi de l’adverbe surtout présentant ici la mort comme « une option » clôt d’une façon grinçante le sonnet. Ironie noire… Cette Rose d’Andrée Séguin qui meurt déjà doublement, de par sa nature même d’être vivant et comme fleur précocement coupée destinée à « fleurir » une chambre, meurt une troisième fois dans son effeuillage.

A. Collet

 

 

 

 lettre5                                                          lettre3

 

 

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